Voleurs de feu

Guillaume Apollinaire / à la fin tu es las de ce monde ancien

François Bon / François Place

première publication Hatier, 1996 - épuisé

Comment vivre sans inconnu devant soi ? René Char

Wilhelm de Klostrowitzky, dit Guillaume Apollinaire (1880-1918), porte le nom de sa mère. Son grand-père maternel, polonais et général, s'appelait Michel Apollinaris Kostrowicki, c'est de lui que viendra le pseudonyme Apollinaire (Guillaume étant une francisation de Wilhelm). Il naît à Rome, d'un officier italien resté cinq ans avec Angelica, sa mère, avant de partir en Amérique, la laissant se débrouiller avec ses deux garçons. Un jour, Apollinaire montrera à un ami la photo d'un homme sur une étagère: "C'est mon père." Commence, dans le siècle finissant qui a vu l'invention de la locomotive, une précoce vie d'errance.

Crains qu'un jour un train ne t'émeuve
Plus.

Vie tumultueuse d'Angelica. Réputée coléreuse, la mère du poète aime le jeu. Avec ses deux fils, elle passe selon la saison d'une ville d'eaux à une station balnéaire, et les abandonne à eux-mêmes tandis qu'elle va au casino. Peut-être aussi que ces villes, par l'illusion, la précarité des fortunes, favorisent les rencontres dont elle a besoin pour vivre. Wilhelm et son frère iront en pension puis au lycée à Monaco, puis Cannes, puis Nice.

Les démons du hasard selon
Le chant du firmament nous mènent
À sons perdus leurs violons
Font danser notre race humaine
Sur la descente à reculons

Wilhelm échoue au baccalauréat, mais écrit déjà des nouvelles (le premier pseudonyme qu'il utilisera sera Guillaume Macabre), traduit le poèe italien Boccace. Angelica se lie, cette fois durablement, avec un nommé Jules Weil, de onze ans plus jeune qu'elle, qu'elle présente à ses enfants comme leur oncle, et qui se dit officier. En fait, il vit des rentes d'un reste de capital, qu'Angelica et lui dépensent allègrement sur les tapis verts des salles de jeux. Les voilà à Aix-les-Bains, puis à Lyon, enfin tous les quatre à Paris.

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine
L'amour s'en va comme cette eau courante
L'amour s'en va
Comme la vie est lente

Anecdote. En 1899, alors qu'il a dix-neuf ans, sa mère ne pouvant payer la note de l'hôtel (près du casino de Spa, dans les Ardennes) où elle a laissé ses deux fils, ils déménagent en douce, " à la cloche de bois " et par la montagne vont trouver une gare, rejoignent la mère qui vit à Paris sous un faux nom. Wilhelm devient secrétaire à la bourse de commerce, apprend la sténographie. Ses amis l'appellent Kostro.
Oh! Les cimes des pins grincent en se heurtant

Aventure. Au printemps 1901, Guillaume est, pour cent francs par mois, précepteur (le matin) de la fille d'une comtesse Milhau. Il fait le secrétariat, pour sa campagne électorale, d'un nommé Francisque Michaux, dont le père est réputé pour sa fameuse invention : la pédale. Et pour boucler les fins de mois, Apollinaire publie un roman cochon : Mirely ou le Petit Trou pas cher. Il part en Rhénanie avec la famille de la comtesse et tombe sérieusement amoureux de la gouvernante anglaise, Annie Playden. Il fera plusieurs voyages en Angleterre, lui écrira beaucoup, mais elle refusera le mariage avec lui.

Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant
La vie est variable aussi bien que l'Euripe

Te souviens-tu du long orphelinat des gares
Nous traversâmes des villes qui tout le jour tournaient
Et vomissaient la nuit le soleil des journées

Images. En 1903, Apollinaire est employé de banque, réserve la poésie aux soirées, et s'occupe d'une revue, Le Festin d'Ésope. Il est aussi rédacteur en chef d'un journal créé par le caissier de sa banque, et qui s'appelle : Le Guide du rentier, moniteur des petits capitalistes. Il vit avec Weil et sa mère, mais, devant ses crises de colère, se retrouve souvent à l'hôtel dans le quartier Saint-Lazare.

Je connais gens de toutes sortes
Ils n'égalent pas leurs destins
Indécis comme feuilles mortes
Leurs yeux sont des feux mal éteints
Leurs cœurs bougent comme leurs portes

Peinture. En 1907, du " Bateau Lavoir " de Montmartre, Picasso et quelques autres ont fait le centre de la peinture moderne, et le berceau des bouleversements qui allaient suivre. Apollinaire fréquente beaucoup Picasso, écrit sur Matisse, puis il tombe amoureux d'une jeune femme qui est un grand peintre : Marie Laurencin. Leur liaison durera jusqu'en 1912. Le peintre naïf dit Douanier Rousseau, qu'Apollinaire a contribué à faire connaître, fait leur portrait, " La muse et le poète " faisant de l'ardente et mince Marie Laurencin une femme plutôt forte. Elle lui demande pourquoi: " Parce que la muse du poète doit être imposante. "

Et l'unique cordeau des trompettes marines
(" Chantre ", poème en un seul vers)

Fait Divers. 1911. Apollinaire écrit beaucoup, sous différents pseudonymes, et s'engage de plus en plus dans l'art contemporain. Il a un secrétaire, du nom de Piéret, qu'il héberge moyennant quelques services. Au musée du Louvre, les derniers mois, Piéret a subtilisé des objets. Cette fois, c'est La Joconde qui s'en va. Piéret, qui n'y est pour rien mais veut se faire de la publicité, ramène à un journal le buste qu'il dissimulait chez Apollinaire. Le journal monte ça en épingle : c'est donc si facile de voler au Louvre. Piéret s'enfuit, mais Apollinaire, qui n'était au courant de rien, est arrêté, mis à la prison de la Santé. On envisage son expulsion : c'est un étranger, de plus défenseur de la scandaleuse peinture moderne, celle de Picasso. Il reste une semaine en prison. On en retrouve l'écho dans Alcools :

Te voici à Marseille au milieu des pastèques
Te voici à Coblence à l'Hôtel du Géant
Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon
Tu es à Paris chez le juge d'instruction
Comme un criminel on te met en état d'arrestation

Histoire. Celle du monde maintenant. 1914, la France et l'Allemagne s'immobilisent pour l'immense boucherie de quatre ans dans la terre et les obus. Pendant l'avance allemande vers Paris, Kostro, avec ses papiers d'étranger né à Rome, et sa nationalité russe (à cause de sa mère polonaise), part à Nice. Il y tombe amoureux. Elle s'appelle Louise de Coligny-Châtillon, il l'appelle Lou. Amour total et fulgurant, mais non partagé. Elle se refuse, il s'engage. Affecté au trente-huitième régiment d'artillerie. Lou vient le voir à sa caserne, il passe une permission à Nice, ils se voient une dernière fois quand la guerre durcit, en mars 1915. Ils rompent, il devient brigadier, puis maréchal des logis, enfin, sera transféré sur le front, sous-lieutenant dans l'infanterie. Il est dans le fer, la boue, la mort et les mitrailleuses. Sa poésie est comme aspirée en entier par le monde où il est :

Merveille de la guerre
Que c'est beau ces fusées qui illuminent la nuit

Elles montent sur leur propre cime et se penchent pour regarder

Destin. Après Lou, il correspond avec une Madeleine Pagès, ils décident de s'épouser, il la rejoint à Oran, et cela ne se fait pas, histoire à répétition. Le 17 mars 1916, pendant un bombardement, un éclat d'obus perce son casque et enfonce la boîte crânienne. Il note dans son carnet : Aujourd'hui, radiographie de mon crâne et de la cicatrice, de la taille d'une pièce de cinq francs. On m'y a laissé le projectile. Deuxième piqûre antitétanique en deux fois. Nuit atroce. Transporté à l'hôpital de Château-Thierry, puis, onze jours plus tard, au Val-de-Grâce à Paris. Apollinaire a des migraines, des vertiges, et une paralysie partielle du côté gauche. On l'opère encore, avec trépanation. L'image dite Le Poète assassiné a rendu célèbre sa tête des derniers jours, avec le gros turban de cuir du blessé, la même tête qui chantait :

Mon très cher petit Lou je t'aime
Ma chère petite étoile palpitante je t'aime
Corps délicieusement élastique je t'aime

L'armistice sera signé le 11 novembre 1918, Apollinaire est mort de la grippe espagnole, le 9 du même mois. Il est enterré au cimetière du Père-Lachaise le 13, en pleine fête de l'armistice, un parmi quatre millions de morts. Il s'était enfin marié, au mois de mars, avec sa " jolie rousse ", Jacqueline. Sa mère décédera l'année suivante, et, peu après, au Mexique où il était parti en 1913, son frère Albert.
L'étranger sans attache a transféré un peu de cela dans la phrase française. Après Alcools, la langue que nous avons reçue n'est plus la même. Et la phrase qui l'ouvre, écrite si longtemps avant la guerre (" À la fin tu es las de ce monde ancien "), prend dans la mort de Guillaume Apolllinaire une bien triste résonance.



copyright François Bon / François Place - 1996.