Voleurs de feu

Antonin Artaud / Ma voix rongée...

François Bon / François Place

première publication Hatier, 1996 - épuisé

Comment vivre sans inconnu devant soi ? René Char

 

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Le monde raisonnable où nous sommes, qui n'a plus de taches blanches sur ses cartes de géographie, peut-il laisser encore place aux destins de poètes? D'Henri Michaux (1899-1984), à Danielle Collobert (1940-1978), certains ont suivi pourtant cette ligne de crête, l'exploration intérieure à sa limite.
Antonin Artaud (1896-1948) est né à Marseille, à la Pointe-Rouge. Dès ses dix-sept ans, dont datent les premiers textes qu'il ait gardés, il écrit massivement, de ce qu'il appelle ses " excursions psychiques ". L'une d'elles se veut même un " nouveau programme d'enseignement, le baccalauréat de la raison ". On apprendra " les lois de l'Histoire : avènement des dynasties, révolutions, assassinats politiques; civilisations comparées : les mœurs, la morale ici et là-bas; conditions des grandes découvertes : l'Amérique, les pôles, la mousson qui pousse les Hovas à Madagascar; psychologie des grands conquérants : leurs mœurs, leurs passions, leur caractère, - des grands savants, des grands poètes, des grands réformateurs. " Artaud a déjà trouvé la frange de l'expérience humaine qui l'intéresse. Quand il fera, vingt-sept ans plus tard, une conférence sur Van Gogh, le suicidé de la société, c'est de son propre programme qu'il fera démonstration. Venu à vingt ans à Paris, il tente de faire accepter ses poèmes, met cinq ans à faire publier Le pèse-nerfs, où il cherche déjà, sous la raison, les mots qui obéissent à d'autres forces,

les mots à mi-chemin de l'intelligence " :
Ce dialogue dans la pensée
L'absorption, la rupture de tout.
Et tout à coup ce filet d'eau sur un volcan, la chute mince et ralentie de l'esprit.

À se replier avec une telle exigence sur cette exploration du mental, le risque, c'est la destruction, et Artaud le sait :

Se retrouver dans un état d'extrême secousse, éclaircie d'irréalité, avec dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel.

Il se lance dans des expériences de théâtre, tourne dans le beau film Jeanne d'Arc du danois Dreyer, tout en gros plans de visages. Les surréalistes, qui l'avaient accueilli, ne veulent plus de lui. C'est pour lui une période de grande activité, d'une création musclée. Mais son théâtre est d'abord une expérience de la limite, qu'il développe dans Le Théâtre de la Cruauté, et puis Le Théâtre et son double :

Quand je joue, mon cri éveille son double de sources dans les murailles du souterrain.

La vie d'Artaud, de ce moment, est comme un mouvement continu de se jeter dans ce qu'on sait n'avoir pas d'issue. Il part au Mexique, c'est dans la magie et l'hallucination qu'il cherche à remplir un programme impossible :

Ces thèmes seront cosmiques, universels, interprétés d'après les textes les plus antiques, pris aux vieilles cosmogonies mexicaine, hindoue, judaïque, iranienne, etc. Renonçant à l'homme psychologique, au caractère et aux sentiments bien tranchés, c'est à l'homme total, et non à l'homme social, soumis aux lois et déformé par les religions et les préceptes, qu'il s'adressera.

Quand il revient du Mexique, il est interné en hôpital psychiatrique. Il y restera neuf ans, traversant toute la Seconde Guerre mondiale. Il y a les privations de la faim, et les barbaries des traitements psychiatriques. Haine de ce qu'on lui a fait subir :

J'ai passé neuf ans dans un asile d'aliénés. On m'y a fait une médecine qui n'a cessé de me révolter. Cette médecine s'appelle électro-choc, elle consiste à mettre le patient dans un bain d'électricité, à le foudroyer, on le dépiaute nu, on expose son corps aussi bien externe qu'interne au passage d'un courant... S'il n'y avait pas eu de médecins il n'y aurait pas eu de malades, car c'est par les médecins et non par les malades que la société a commencé... P.-S. - J'ai à me plaindre d'avoir dans l'électrochoc rencontré des morts que je n'aurais pas voulu voir.

Artaud écrit énormément. Ce qu'on nomme ses lettres de Rodez, cahiers de Rodez, et qui nous apparaît confortablement sous forme de volumes imprimés, c'est le temps arrêté sur une vie qui crie sa peine la plus matérielle. Le temps d'écrire se confond avec celui de la vie, puisqu'il ne fait plus qu'écrire.
Artaud dictera son texte sur Van Gogh, et préparera avant de disparaître une conférence sur l'histoire de sa vie, la " triste vie d'Artaud le Mômo ", qui sera lue dans un théâtre de Paris, le Vieux-Colombier, en février 1947. Pour ces vingt minutes de textes, deux cents pages de notes préparatoires d'un homme détruit, mais où les éclats et les fulgurations rejoignent les premières pages conservées du jeune Marseillais. Pages sur l'envoûtement, insultes à ceux qui l'ont détruit, histoires de singes carbonisés, et puis, comme une éraflure sur ce " tableau rouge du cerveau ", une langue devenue par instants seulement vocalique, incantation occulte :

dakantala
dakis tekel
ta redaba
ta redabel
de stra muntils
o ept anis
o ept atra
de la douleur suée
dans l'os

Artaud ne nous désigne pas un chemin à suivre. Mais il est poète par cela même qu'il ouvre dans la langue un véritable puits : étroite ouverture noire, très profonde et dangereuse. Mais au fond, ce qui sauve, où on peut puiser (et même, capable de refléter le ciel). Tout Artaud est suspendu sur ce puits. Il nous nous lègue son regard sur l'abîme, dans la pleine conscience d'un chemin en impasse. Jusqu'au bout, c'est la langue qui reste maître, et c'est par elle que nous parvient, du plus loin d'où Artaud nous parle, ce qu'il voit alors même qu'il sait déjà ne plus pouvoir revenir. D'où le sentiment qu'on a partout, dans les vingt-six tomes de ses œuvres complètes, d'un être nécessaire. Son visage, tout au bout de la destruction, est beau autant que son visage dans Jeanne d'Arc, et sa voix, sa voix rauque et rongée, inoubliable.

copyright François Bon / François Place - 1996.