Voleurs de feu

Agrippa d'Aubigné / Au lieu de ma langue une langue de flamme...

François Bon / François Place

première publication Hatier, 1996 - épuisé

Comment vivre sans inconnu devant soi ? René Char

 

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Agrippa d'Aubigné (1552-1630) n'a jamais été un poète populaire. Il a vécu en temps de guerre civile, disant de lui-même, dans ses dures allitérations :

Traîne une triste vie dans un temps lamentable

D'Aubigné est protestant comme son père, fidèle à sa foi. Sa mère est morte en accouchant. Son père, dès son plus jeune âge, lui fait donner les meilleurs précepteurs. Il a juste huit ans, quand son père, qui l'emmène à Paris, arrête leurs chevaux au pont d'Amboise, et lui montre les têtes décapitées, exposées sur des potences, des conjurés protestants. Il lui fait jurer de ne pas oublier. Agrippa d'Aubigné apprendra ensemble les livres et le combat.
On chasse les protestants de Paris. Agrippa a dix ans, il doit fuir avec son précepteur. À Orléans ils sont arrêtés, c'est sa première prison. Et l'année suivante, sa première participation aux combats. Son père meurt des suites de ses blessures, et on envoie Agrippa à Genève pour suivre ses études. Il s'enfuit, et à Lyon fréquente un magicien douteux, revient dans le Poitou. Il a seize ans, et devient soldat pour de bon. Trois ans plus tard, lors de la provisoire trêve de Saint-Germain, il a déjà connu cinq sièges et autant de batailles.
Il a vingt ans, et, à Paris, pour une raison qu'on sait mal (il a blessé un sergent qui voulait l'empêcher de participer à un duel), il doit quitter précipitemment la ville. C'est à ce seul hasard qu'il doit d'échapper aux massacres de la Saint-Barthélémy. La trêve est finie.
D'Aubigné, dans la paix, est devenu amoureux. Il a pu rétablir ses droits à son héritage (un maître d'hôtel du duc de Longueville, vaguement apparenté, l'avait déclaré tué pour se l'approprier), qui lui permet d'entretenir une petite compagnie de soldats. Le père de Diane, Talcy, le trouve trop pauvre pour devenir son gendre. Mais dans les combats qui reprennent, attaqué et grièvement blessé à la tête, il se réfugie de nouveau auprès de Diane(" pour vouloir venir mourir entre les bras de sa maîtresse ", dira-t-il dans Sa vie racontée à ses enfants). Il revient du coma, et Diane le soigne. Mais elle est de l'autre religion, les fiançailles sont brisées. C'est pour elle qu'il écrit, à vingt-et-un ans, Le Printemps :

Je cherche les déserts, les roches égarées
Les forêts sans chemins, les chênes périssants ...
Le lieu de mon repos est une chambre peinte
De mil os blanchissants et de têtes de morts...

La guerre a repris, et chaque combat est un carnage, chaque ville prise l'occasion d'un massacre. Compagnon dès l'enfance du futur Henri IV, il sera quinze ans durant le maréchal de camp de celui qui se défera de sa religion (le fameux " Paris vaut bien une messe ") pour devenir roi de France. Prise de Montaigu, tentative sur Blaye. À Angers, d'Aubigné s'échappe avec une petite bande, on le croit mort. L'hiver il revient dans les Deux-Sèvres, à Mursay, terre de sa femme Suzanne. Ce qu'il raconte, avec ses haines, son orgueil et ses désespoirs, c'est le temps qu'il a vécu, là où il l'a vécu. Et les bandes armées qui égorgent un enfant dans les bras de sa mère, la corruption des princes et les incendies de village, c'est à Niort ou Orléans ou Paris. La guerre ordinaire :

Le cri me sert de guide, et fait voir à l'instant
D'un homme demi mort le chef se débattant
Qui sur le seuil d'un huis dissipait sa cervelle.
De sa mourante voix, cet esprit demi mort
Disait en son patois (langue de Périgord) :
"Donnez secours de mort, c'est l'aide la plus sûre..."

Et les cicatrices dans le cuir, et la douleur aux blessures le matin au réveil. Siège de Paris, batailles aux faubourgs, rue par rue. On dort sur le sol, on nourrit son cheval, on graisse ses lames, Henri de Navarre devient Henri IV, et on s'en va prendre Rouen. Un homme souffre de la violence de son destin, et n'a que de brefs hivers pour le travail de la langue à quoi il est déjà tout entier consacré. En 1589, à trente-sept ans, dont vingt l'épée nue, d'Aubigné est gouverneur de la région de La Rochelle, il construit des fortifications et s'établit à l'abbaye de Maillezais.

Telle est en écrivant ma non-commune image ...
Nous avortons ces chants au milieu des armées,
En délassant nos bras de crasse tous rouillés,
Qui n'osent s'éloigner des brassards dépouillés ...
La mort joue elle-même en ce triste échafaud

Quand Henri IV proposera à son compagnon d'abjurer lui aussi, il préférera la solitude. Dans la France presque pacifiée, les plus vieux soudards sont mis à l'écart. Il s'exile à Genève pour la fin de sa vie, et rédige son monument brutal et rugueux, Les Tragiques. Neuf mille vers d'une épopée farouche, avec des coups d'épée qui sortiraient des pages. D'Aubigné dit que l'architecture des Tragiques, en sept chants : Misères, Princes, La chambre dorée, Les feux, Les fers, Vengeances, Jugement, lui est apparue après une blessure reçue au combat, dans le délire de la fièvre, et l'incertitude de survivre. Mais c'est comme si la guerre était aussi dans la langue et sa rythmique, et lui ouvrait des horizons neufs. Voici un vers fait tout entier de monosyllabes :

Ce grand Dieu voit au ciel du feu de son clair œil
En voici un autre fait tout entier de noms, sans verbe :
Ton mal, le mal la mort, la mort le désespoir
Et, dans celui-ci, seulement des adjectifs :
Meurtri, précipité, traîné, mutilé, nu

Nous vivons de nouveau aujourd'hui un monde incertain, où la violence s'insére dans les rouages les plus ordinaires de notre vie quotidienne. Pourquoi la guerre? Et comment grandir dans cette furie du monde, sans fuir sa responsabilité, ni se résigner à accepter la barbarie du dehors? Il est temps de redonner à Agrippa d'Aubigné sa juste et bonne place dans l'histoire de notre langue.

copyright François Bon / François Place - 1996.