Voleurs de feu

Bashô / Voyageur, tel sera désormais mon nom...

François Bon / François Place

première publication Hatier, 1996 - épuisé

Comment vivre sans inconnu devant soi ? René Char

À l'autre bout du monde, le vieil empire du Japon, ses rituels précis que le temps a polis.

Dès l'an mille, deux femmes, Seî Shonagon et Murasaki Shikibu, témoignent que la poésie y est un art qui intervient dans tous les moments importants de la vie. On juge un personnage, quel qu'il soit, à comment il écrit aussi bien qu'à comment il se comporte.
Au dix-septième siècle (celui chez nous de Louis XIV), près de la grande ville de Kyoto, on affecte un page au service du jeune Todo Yoshitada, qui doit recevoir rang de samouraï et devenir le seigneur de la province après son père. Le futur Bashô (1644-1694) va recevoir le même enseignement que le seigneur, et partager sa vie et ses jeux. La poésie fait partie de ce qu'ils apprennent tous deux. Mais le jeune seigneur meurt à vingt-cinq ans. Au mont Koya, dans une forêt profonde, le Japon garde les tombes de ses héros, et Bashô va déposer une plaque mortuaire à la mémoire de Yoshitada.
Il abandonne alors la vie de samouraï et part à Kyoto retrouver Kigin, leur maître de poésie et philosophie. Très vite, on trouve son nom dans les anthologies de poèmes. Forme indépendante, sans les enchaînements du renga, plus court que le tanka de trente-et-une syllabes, le haïkaï est une séquence libre de dix-sept syllabes, calligraphiée sur trois lignes verticales. Art de la notation brève et profonde, capable de s'ouvrir à la plus fine perception de la vie quotidienne. C'est lui que Bashô va pousser à sa forme définitive :

voici la lune
sur l'auvent de la chapelle
gouttes de pluie

Quatre ans plus tard, à vingt-huit ans, il est à Tokyo, la capitale, apparemment fonctionnaire de l'administration des eaux. Mais sa réputation comme poète grandit vite. À cause d'un passage du philosophe Chang Tzu : au sortir d'un rêve où il était un papillon, il se demande s'il n'est pas toujours ce papillon en train de rêver qu'il est Chang Tzu, et Bashô a pris comme nom de plume Kusakei, ce papillon qui rêve qu'il est devenu philosophe.
Et vient l'autre grand virage de sa vie. Au bord de la rivière Sumida, près du temple où vit le moine zen Buccho, qui enseigne la méditation, un disciple plus riche lui construit un ermitage (selon la façon traditionnelle de construire au Japon, une simple pièce en bambous et joncs), et un autre disciple offre un bananier, bashô. Matsuo Kinsaku a trente-six ans, il prend comme nouveau nom celui de sa maison (bashô an : l'ermitage au bananier), et décide de s'y retirer. Méditer est une haute activité mentale, avec des règles et des contraintes, et une immense exigence quant au corps et à la conduite. Bashô écrit : " Il nous faut établir notre esprit haut dans le domaine de la vraie compréhension, et de là retourner à l'expérience immédiate pour y trouver la vérité du réel. Quoi que nous faisons, savoir que ce que nous sommes en train de faire est en relation avec notre nature profonde. Là réside la poésie. "
Bashô veut une expérience plus radicale. Se dépouiller, partir. Sur le dos, la hotte de bambou du pèlerin, et dedans un manteau de pluie en jonc. Il n'emmène pas de provisions, il a des sandales de paille offertes par ses disciples. Premier haïkaï :

Dussent blanchir mes os
jusques en mon cœur le vent
pénètre mon corps

Pendant son premier voyage, la cabane brûle (ses disciples la reconstruiront, et planteront un autre bananier). Quand il passe dans sa ville natale, son frère aîné lui montre, parmi les reliques funéraires, les cheveux blancs de leur mère défunte. Haïkaï:

les prendrais-je dans ma main
qu'ils fondraient sous mes larmes chaudes
comme le givre d'automne

Bashô est suffisamment connu pour trouver dans les villes des maisons qui l'hébergent et le nourrissent. Il s'arrête aussi dans les monastères, visite les sages dans les temples. Ou bien dans une de ces auberges que décrira Loti, où on prend collectivement le bain chaud, et où on dort sur une natte entre des cloisons de papier de riz, près du feu creusé dans la terre, parmi les puces et les moustiques. Le premier voyage dure neuf mois. Pendant dix ans il va vivre ainsi, revenant à l'ermitage, puis repartant à pied sur les routes. Chaque fois un peu plus de dénuement, mais de proximité à la nature et au temps. Haïkaï :

voyageur
tel sera désormais mon nom
première averse d'hiver

Bashô est souvent accompagné d'un disciple. Ceux-là écriront les conversations qu'ils ont avec leur maître, les commentaires qu'il fait de leurs hokku, la manière qu'il a d'éveiller sa perception à ce qui semble le plus ordinaire, le bruit d'une grenouille qui plonge dans l'eau, pour en faire le champ d'une profonde expérience mentale. Les trois contraintes du haïkaï, dit le maître, sont l'invariant, ce qui demeure dans la nature comme dans l'homme ne varie pas, le mouvant ou fluant, ce qui change avec l'âge et l'individu, et ce qui viendra soudainement les rejoindre dans ce qu'il nomme sabishi, l'émotion intense et fulgurante. Bashô enseigne à ses disciples :

La lumière qui se dégage des choses, il faut la fixer dans les mots avant qu'elle se soit éteinte dans l'esprit.

Bashô va publier ses carnets de route. Ce qui en fait un monument universel, c'est qu'il raconte lui-même, en prose, les circonstances qui précèdent la venue du haïkaï. Alors tous ses voyages, les gens et les lumières, les sages des monastères et les gouttes de rosée des bords du chemin viennent ensemble dans un grand tableau. Après sept ans de marche, Bashô reste une année entière dans l'ermitage, travaillant à un ultime recueil La sente étroite du Bout-du-Monde. Il repart, passe une dernière fois sous le mont Fuji. Sa santé décline, il devra s'arrêter à Ôsaka, où il meurt à cinquante ans. Sur sa tombe, les disciples fidèles planteront un bananier. Son dernier haïkaï :

malade en chemin
en rêve encore je parcours
la lande desséchée



copyright François Bon / François Place - 1996.