Voleurs de feu

Charles Baudelaire / Au fond de l'inconnu pour y trouver du nouveau...

François Bon / François Place

première publication Hatier, 1996 - épuisé

Comment vivre sans inconnu devant soi ? René Char

Vingt ans après Victor Hugo, naît Charles Baudelaire (1821-1867), et nous voici à l'assaut d'un des sommets les plus escarpés de la langue française. C'est par hypnose qu'on vous prend, une étrange accordaille de rythme et de sonorité se saisissant vif de ce qu'elle désigne, jusqu'à l'hallucination auditive :

La rue assourdissante autour de moi hurlait

Surtout, dans le cadre strict de l'alexandrin, comme un tournoiement rythmique jamais vu, comme ici cette valse à trois temps, mettant - sauf dans le dernier vers - l'accent fort sur le troisième pied :

Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille
Tu réclamais le soir, il descend, le voici.
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci

Une enfance déchirée. Son père est artiste peintre, mais pas un grand artiste. Charles a sept ans quand il meurt. Sa mère se remarie. Le fils et son beau-père, le général Aupick, s'entendent mal. Au petit Charles on a volé sa mère, et sans doute que le fils rappelle trop au général la première vie de la mère : on l'envoie en pension, à Lyon. Charles rêve de devenir poète, cela ne plaît pas au général. Sitôt Charles bachelier, on le met sur un bateau pour apprendre la vie, et on l'envoie à l'autre bout du monde.
Le grand voyage. On l'a embarqué pour Calcutta. Le garçon de dix-huit ans hait tellement ce qu'on l'a forcé de faire, qu'à l'escale de Ceylan il décide de faire demi-tour. Rebelle, il n'aura rien vu, et rien appris. Mais toute sa vie il se souviendra des ciels et de la mer, des lumières et du temps suspendu du voyage.

Ah que le monde est grand à la clarté des lampes
Aux yeux du souvenir que le monde est petit.

L'expérience de la langue. Il y avait eu Hugo et sa gigantesque entreprise, ces vers qui trouaient, magnifiques et violents, la machine à alexandrins. C'est ici que passerait Baudelaire (il écrit à sa mère : " Je ne veux pas d'une réputation honnête et vulgaire; je veux écraser les esprits, les étonner... "). Il découvre par hasard, juste traduite d'un Américain inconnu, Edgar Poe, une nouvelle fantastique. C'est le choc. Il connaît à peine l'anglais, mais, pour lire tout Poe, il décide de le traduire. Il lui faudra dix ans, mais c'est une formidable école de la phrase:

Pendant toute une journée d'automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les nuages pesaient lourds et bas dans le ciel, j'avais traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrement lugubre, et enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher...

Baudelaire vit dans une ville transformée par l'irruption des architectures de fer, le percement des nouveaux boulevards, Paris devenue immense capitale. Une époque secouée par les deux révolutions de 1830 et 1848. Dans les passages, ces rues sous verrières où s'installent les boutiques, on promène sa tortue. Baudelaire sera vêtu selon le style du " dandy ", écharpe de soie, canne à pommeau

Flairant dans tous les coins les hasards de la rime
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

Il y a la situation matérielle. Baudelaire, à son retour des Indes, hérite d'un petit capital laissé par son père. Deux ans après, il en a brûlé la moitié, en meubles, bibelots, et confortable appartement. On le met sous tutelle. C'est-à-dire qu'un notaire, le sieur Ancelle, lui remettra chaque mois un genre de salaire, insuffisant pour vivre. Baudelaire passera toute sa vie dans la gêne, devra vendre au forfait ses traductions d'Edgar Poe, trop tôt, à un éditeur qui en tirera une fortune. Il quémande sans cesse à sa mère un peu d'argent. Mais quand il mourra, une bonne moitié du capital n'aura servi à rien.
Baudelaire vit grâce à des articles de critique d'art. Quand ses amis le croisent, il sort de ses poches des papiers pliés, et lit des poèmes. Sa réputation grandit, et les forts ne s'y trompent pas. Gustave Flaubert (né la même année que Baudelaire), encore inconnu, voyage au Liban avec Maxime du Camp. Les deux sont invités à la table du consul. C'est le général Aupick. Il demande ce qui se passe de neuf en littérature, à Paris. Et Flaubert se met à parler de Baudelaire. Le général, rouge, étouffe en silence. Son épouse, qu'ils ne savent pas la mère de Charles, l'avoue bientôt.
Les Fleurs du mal, dix ans de travail en mince recueil, paraissent en 1857, et un procureur de la République, Pinard, attaque aussitôt Baudelaire en justice pour obscénité. Parce que la capacité de se représenter, dans les pièces condamnées, nous met dans une proximité du corps jamais vue en littérature. Mais toujours par la seule loi sonore des mots et leurs allitérations :

Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants
Dans l'épaisseur de ta crinière lourde ...
Dans un sommeil aussi doux que la mort,
J'étalerai mes baisers sans remord
Sur ton beau corps poli comme le cuivre.

Le seul être qui aura partagé la vie de Baudelaire, avec sa mère qui est la destinataire de la plus grande partie de ses lettres, c'est une femme des Antilles qui s'appelle Jeanne Duval. À Jeanne la métisse, les plus beaux poèmes (La Chevelure : " Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse / Dans ce noir océan où l'autre est enfermé…"), et les plus passionnés élans de chair. On s'est moqué de Baudelaire, pour avoir ainsi consacré sa vie à une ancienne prostituée. Mais chaque dessin de Baudelaire, chaque vers consacré à ce partage de corps, le refuge de ces deux solitudes dans le milieu de la grande ville auront sans doute été son meilleur et plus serein refuge, tout au long de sa vie. Et il n'oublie pas, dans les quelques lettres à Jeanne qu'on retrouvées, les bonnes précautions : " N'égare pas mes vers et mes articles. "
La médecine du XIXème siècle ne connaît pas encore les antibiotiques. La syphilis, maladie de celles qu'on dit transmissibles sexuellement, qui détruit lentement le système nerveux, fait des ravages. Baudelaire, à quarante-cinq ans, est victime d'aphasie, une moitié du visage paralysée. Il lui reste un mot, qu'il répète et répète, dans la colère devenue perpétuelle de ne plus pouvoir parler ni écrire : " Crénom, crénom! " Au magicien de la langue, on a retiré son instrument. Il vivra deux ans dans cet état. Quelques années après sa mort, Baudelaire est enfin considéré comme notre plus grand poète. Ses livres sont des succès de librairie, ses manuscrits et éditions originales sont déjà des pièces de collection, mais l'amante et la compagne, Jeanne Duval, on l'apercevra terminant sa vie en mendiante, sans se donner la peine d'aller à son aide, dernière injure faite à Baudelaire.
Et quand à Victor Hugo on a réservé une avenue des beaux quartiers, la rue qui porte le nom de Baudelaire est une des plus tristes de Paris, comme s'il lui fallait toujours tirer derrière lui cette réputation dangereuse ou perverse. L'homme au célèbre visage en couteau et à l'élégance radicale, cultivant toute sa vie une vision exacerbée et surconsciente, nous soulève jusqu'à une perception totale du monde tout entière contenue dans les dissymétries d'un vers :

Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur
Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute

copyright François Bon / François Place - 1996.