Voleurs de feu

Lautréamont / Il me semble que je déchiquète la cervelle d'un jaguar...

François Bon / François Place

première publication Hatier, 1996 - épuisé

Comment vivre sans inconnu devant soi ? René Char

On a une photo, une seule.

Un grand garçon solide et pâle, les yeux denses. Et pratiquement aucun témoignage. Il naît à Montevideo, en Amérique du Sud, où son père est fonctionnaire au consulat. On envoie le jeune Isidore Ducasse (1846-1870) au lycée à Tarbes, d'où son père est originaire, puis à Pau. Ses condisciples, qu'on retrouvera plus tard, lui accordent peu d'attention : on le dit silencieux, à la pensée obscure, avec des migraines. Il aime Edgar Poe. On peut supposer ce qu'on veut, de sa vie d'un interne, de la répétition des jours. Lui, il dira :

Quand un élève interne, dans un lycée, est gouverné, pendant des années qui sont des siècles, du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au lendemain, par un paria de la civilisation qui a constamment les yeux sur lui, il sent les flots tumultueux d'une haine vivace, monter, comme une épaisse fumée, à son cerveau, qui lui paraît près d'éclater ... Une fièvre intense lui jaunit la face, rapproche ses sourcils, et lui creuse les yeux. La nuit, il réfléchit, parce qu'il ne veut pas dormir. Le jour, sa pensée s'élance au-dessus des murailles de la demeure de l'abrutissement, jusqu'au moment où il s'échappe, ou qu'on le rejette, comme un pestiféré...

Et du même coup, immédiatement, l'étrange grandeur de Lautréamont : comme d'assister de tout près au travail du mental et de la perception avant que l'analyse du cerveau raisonnable les modère. Langage venu directement des yeux, avant la reprise de sens du cerveau. La phrase enfle, et nous casse sur le visage même ses images flamboyantes.
Sans doute repart-il en Amérique. De ces voyages de retour, sur les grands voiliers de commerce. Les retrouvailles avec un monde qui n'a rien à voir avec celui du lycée :

Mario et moi nous longions la grève. Nos chevaux, le cou tendu, fendaient les membranes de l'espace, et arrachaient des étincelles aux galets de la plage.

Lui-même n'a rien dit de sa vie. S'il écrivait à sa famille, les lettres n'ont pas été retrouvées. À vingt-et-un ans, il s'installe à Paris : 23, rue Notre-Dame des Victoires, puis 32, rue du Faubourg-Montmartre, puis au 15 de la rue Vivienne, et encore au Faubourg-Montmartre, n°7, où il mourra. Maintenant, sur les maisons, on a mis des plaques. Des amis, des confidents? Apparemment pas. Son éditeur, seulement, qui une fois a visité sa chambre : un lit, deux malles pleines de livres, et un piano droit.

Il n'écrivait que la nuit. Il buvait une grande quantité de café. Il déclamait ses phrases en plaquant de longs accords, cette méthode de composition faisait le désespoir des locataires de l'hôtel…

Un Paris incertain, qui transparaît dans son livre :

Il est minuit; on ne voit plus un seul omnibus de la Bastille à la Madeleine. Je me trompe; en voilà un qui apparaît subitement, comme s'il sortait de dessous terre ... Sont assis, à l'impériale, des hommes qui ont l'œil immobile, comme celui d'un poisson mort.

Ou ce qu'on voit d'un banc du Palais-Royal, ou une femme qui tombe évanouie devant les boutiques de la rue Vivienne, et qu'on ne secourt pas. Sous le nom de Mervyn, voilà sa journée, seul dans la grande ville, ses itinéraires précis, jusqu'au bouton de cuivre sous la main quand on ouvre la porte, et l'hallucination toujours au bord (je me suis aperçu que je n'avais qu'un œil au milieu du front). De ces trois ans, on a quelques lettres, surtout destinées à l'homme d'affaire qui lui faisait parvenir les fonds familiaux. Ce dont on peut être sûr, c'est de cette férocité de la solitude, d'une vie enfermée, laissant libre cours aux fantasmes. Accumulations, perversions, chaque chant est comme une chute plus profonde dans l'épaisseur même de la langue, dans une violence d'images qu'aucun n'avait osée :

Si la terre était couverte de poux, comme de grains de sable le rivage de la mer, la race humaine serait anéantie, en proie à des douleurs terribles. Quel spectacle! Moi, avec des ailes d'ange, immobile dans les airs, pour le contempler.

Isidore Ducasse, qui signe comte de Lautréamont, aura du mal à trouver un éditeur. Lacroix accepte la publication des Chants en brochure, mais le livre ne sera pas distribué dans les librairies. La diffusion restera confidentielle. Il décide d'appeler Poésies une nouvelle entreprise, pour laquelle il écrira une Préface à un livre futur. Ce texte, Ducasse le dédie à ses anciens condisciples du lycée : apparemment, il ne s'est pas fait à Paris d'amis supplémentaires. Il règle ses comptes avec les faux poètes, les " intelligences de deuxième ordre ":

Toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle.
La science que j'entreprends est une science distincte de la poésie. Je ne chante pas cette dernière. Je m'efforce de découvrir sa source.

Que savait-il de cette source qu'il entrevoyait? Rimbaud arrivera à Paris un an plus tard. Paris est assiégé, et personne ne s'occupe du solitaire de vingt-quatre ans. On a retrouvé son acte de décès : " Du jeudi 24 novembre 1970, à 2 heures de relevée, acte de décès de Isidore-Lucien Ducasse, homme de lettres, âgé de 24 ans, né à Montevideo (Amérique méridionale), décédé ce matin à 8 heures, en son domicile, rue du Faubourg-Montmartre, n° 7, sans autres renseignements. " C'est le patron de l'hôtel et le garçon d'étage qui sont témoins. On l'enterre cimetière du Nord, dans une concession provisoire. Il sera exhumé deux mois plus tard pour une autre concession temporaire, maintenant un terrain désaffecté de la ville. Un grand poète de notre siècle, Francis Ponge, dira :

Ouvrez Lautréamont, et voilà toute la littérature retournée comme un parapluie.

copyright François Bon / François Place - 1996.