la page du dimanche : Jean-Michel Maulpoix

chaque dimanche, une page singulière de littérature


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Tu es un personnage auquel son auteur a négligé de donner un nom. Ne reste qu’un filet de voix. Comme on le dit d’une eau qui coule.
Te voici donc dans un jardin, bibliothèque, chambre ou terrasse, parmi des chants, des bruits lointains. Dès que se fut ouvert ce livre, il s’est fait silence. Ta propre voix, là, sous les yeux. Paraphes et paragraphes. Ombre imprimée sur la pâleur. Habit de deuil, habit de noces. Cernes creusés sous les paupières. Comme un puits descendant profond. D’où remonter des seaux d’eau claire, peut-être un peu de ciel tombé, ou de très vieilles images, jetées là par mégarde, que l’on croyait perdues.

Ce livre pourrait être une chambre. Avec vue sur la mer ou sur la ville. Au deuxième ou troisième étage de préférence. Murs blancs, peu d’ornements, pas de meubles. Une chambre avec ses linges en pile, ses rangements, ses désordres, ses bouquets dans des vases, sa lumière et sa température qui changent. On ne s’y assied pas forcément sur le mot « chaise ». ce peut être « horizon », « fenêtre », « rivage », « coude de la rivière » ou « paupière ». Car la chambre est ouverte. On y entre, on en sort. Il arrive qu’elle se vide, comme la tête et comme le silence. Et qu’il n’y ait plus rien à dire, plus rien à taire, plus de mots om se reposer, plus de lit où dormir, ni verre d’eau fraîche sur la table de nuit.
Ce pourrait être un corps. D’homme ou de femme, cela importe peu. De corpulence moyenne. Elancé plutôt. Avec ses appétits, ses jointures, ses pâleurs, ses rougeurs soudaines, ses coups de chaud, de froid ou de fatigue, ses rides, ses bosses, sa maigreur ou sa graisse, du sang, des rires, des larmes évidemment, et quantité d’organes ou de substances cachées. On n’entrouvre pas forcément les lèvres pour parler. Ce peut être un léger toucher, comme de la main sur le visage, une écoute, un froissement, un craquement d’os ou de nerf, à peine une intention. Ce corps n’est pas à toi, même si parfois tu t’en rapproches, mêlant ton souffle avec le sien, mais toujours le quittant trop vite et t’en retournant à tes écorchures.
C’est la terre en orbite autour du soleil. Vu de là-haut, avec ses vallées, ses usines et ses routes, ses champs de maïs et ses déserts, ses populations, ses bars-tabacs, ses feuilles qui tombent en octobre, ses soleils qui montent et ses lunes qui se couchent, ses gens, ses gens qui passent, ses gens qui s’arrêtent, ses beaux temps et ses intempéries... Tu en oublies bien sûr, puisque de la terre il est à tout jamais impossible de tout dire. Réduite à cette feuille, cette épaule ou cette porte entrouverte sur le petit jardin.

Écrire : cette intimité. Lorsque le temps s’assemble un peu. Lorsque le désir trouve sa phrase. Dans la langue quelqu’un reprend souffle. Dans la chambre, une présence. Un certain climat de silence. Une musique réduite au plus simple. Dehors et dedans, le même rythme. Le même sang qui se précipite. Quiconque saurait radiographier le vide qui sépare l’œil et la main de qui écrit y montrerait des fils et des courbes, un curieux réseau d’espérances et de soucis innombrables. Les poussées de langue sont poussées de fièvre.
Poème : quand la langue devient pareille à une humeur, noire ou blanche, chaude ou froide, circulant plus vite ou plus lentement que le sang ou la pensée, dans des veines visibles que ne localise aucun manuel d’anatomie.


il n’était pas question, ce dimanche, de ne pas emprunter un texte à Jean-Michel Maulpoix (extrait de L’Instinct de Ciel)

responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 11 septembre 2005
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