François Rabelais | Travaille, villain, travaille...

savez-vous les trésors du Quart-Livre ?



 note 2019 : version vidéo, voir 30 fois Rabelais

À l’écoute :
 Comment le diable fut trompé par une vieille de papefiguière, chap V/VI/VII, 15’.

Un des plus beaux morceaux du Quart-Livre, et l’occasion d’un magnifique croisement avec Montaigne à propos de la figue dans le cul de l’âne... Texte intégral ci-dessous pour écoute avec sous-titrage. Cet enregistrement et d’autres de ce site sont désormais insérés sur les audioguides proposés aux visiteurs de la Devinière, bel honneur.

 NOTA (10 novembre 2014) : je serai ce samedi 14 à la Sorbonne pour le colloque Inextinguible Rabelais proposé par Mireille Huchon, juste avant clôture par François Rigolot, à qui nous avons tous considérable dette. Le texte de la perf sera mis en ligne au moment précis où je la commencerai, vers 17h....

 

présentation

Si le Gargantua est régulièrement replacé au programme des écoles, c’est comme La Métamorphose de Kafka : effet best-seller qui cache la structure et l’enjeu de l’oeuvre, et les immenses problèmes soulevés par le Quart Livre, le majestueux, l’infini Quart Livre (voir au tout début de Les mots et les choses de Foucault, la place qu’il lui donne à côté de Borges).

Cet extrait du Quart Livre, une très simple fable campagnarde, mais brassée par la gigantesque technique de Rabelais. Lisez, dès les premières lignes, autant de plaies sur ce pauvre pays qu’en temps ordinaire de Sarkozie, et puis, de ce type qui se cache dans l’eau bénite, avec juste les narines au dehors : comme un canard au plonge... (c’est un de mes projets, un inventaire de tous les comme de Rabelais, après le premier du Pantagruel : jambe deça jambe delà, comme les petitz enfans sus les chevaux de bois). À noter aussi comment l’intervention du narrateur se fait en synchronie avec l’histoire. Et admirez, juste à la fin, comment elle croise carrément le temps-récit, invention du flash-back (eusmes advertissement... la manière fut telle...).

Imaginez que monsieur le diable ait dit qu’il s’en allait tenter les étudiants et lycéens d’aujourd’hui à laisser pères & mères, renoncer à la police commune, soy emanciper des edictz de leur Roy, vivre en liberté soubterraine, mespriser un chascun, de tous se mocquer, non, heureusement, il n’a choisi que ceux de Trebizonde, tout le monde peut être rassuré. Mais comment il vous corne pour toujours aux oreilles, ce magnifique vivre en liberté soubterraine...

Les illustrations ci-dessous proviennent de Comment Pantagruel monta sur mer, Le Quart-Livre de Rabelais – texte en français moderne et annotations par François Bon - mise en page Massin - illustrations de Nicole Claveloux, Klaus Ensikat, Henri Galeron, Roberto Innocenti, Dusan Kallay, François Place, Claude Ponti et Roland Topor, à l’initiative du Centre de Promotion du Livre de Jeunesse de Seine Saint-Denis - éditions Hatier, 1996, épuisé. C’est Roberto Innocenti à qui était échu le petit diable, il a aussi illustré des textes de Dickens et d’Andersen : un grand.

De nombreux autres textes et expérimentations dans la rubrique Rabelais à haute voix haute.

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Rabelais | Le diable et le laboureur


| 1 – Comment Pantagruel descendit en l’île des Papefigues |

Au lendemain matin recontrasmes l’isle des Papefigues. Lesquelz iadis estoient riches & libres, & les nommoit on Guaillardetz, pour lors estoient paouvres, mal heureux, & subiectz aux Papimanes. L’occasion avoit esté telle. Un iour de feste annuelle à bastons, les Bourguemaistres, Syndicz & gros Rabiz Guaillardetz estoient allez passer temps & veoir la feste en Papimanie, isle prochaine. L’un d’eulx voyant le protraict Papal (comme estoit de louable coustume publicquement le monstrer es iours de feste à doubles bastons) luy feist la figue. Qui est en icelluy pays signe de contempnement & derision manifeste. Pour icelle vanger les Papimanes quelques iours après sans dire guare, se mirent tous en armes, surprindrent, saccaigèrent, & ruinèrent toute l’isle des Guaillardetz : taillèrent à fil d’espée tout home portant barbe. Es femmes & iouvencaulx pardonnèrent avecques condition semblable à celle dont l’empereur Frederic Barberousse iadis usa envers les Milanois.

Les Milanois s’estoient contre luy absent rebellez, & avoient l’Imperatrice sa femme chassé hors la ville ignominieusement montée sus une vieille mule nommée Thacor à chevauchons de rebours : sçavoir est le cul tourné vers la teste de la mule, & la face vers la croppière. Frederic à son retour les ayant subiuguez & resserrez feist telle diligence qu’il recouvra la celèbre mule Thacor. Adoncques on mylieu du grant Brouet par son ordonnance le bourreau mist es membres honteux de Thacor une Figue praesens & voyans les citadins captifz : puys crya de par l’Empereur à son de trompe, que quiconques d’iceulx vouldroit la mort evader, arrachast publicquement la Figue avecques les dens, puys la remist on propre lieu, sans ayde des mains. Quiconques en feroit refus, seroit sus l’instant pendu & estranglé. Aulcuns d’iceulx eurent honte & horreur de telle tant abhominable amende : la postpousèrent à la craincte de mort : & feurent penduz. Es aultres la craincte de mort domina sus telle honte. Iceulx avoir à belles dens tiré la Figue, la monstroient au Boye apertement disans. Ecco lo fico.

En pareille ignominie, le reste de ses paouvres & desolez Guaillardetz feurent de mort guarantiz & saulvez. Feurent faicts esclaves & tributaires & leurs feut imposé nom de Papefigues : par ce qu’au protraict Papal avoient faict la Figue. Depuys celluy temps les paouvres gens n’avoient prosperé. Tous les ans avoient gresle, tempeste, peste, famine, & tout malheur, comme eterne punition du peché de leurs ancestres & parens.

Voyans la misère & calamité du peuple, plus avant entrer ne voulusmes. Seulement pour prendre de l’eaue beniste & à Dieu nous recommander, entrasmes dedans une petite chapelle près le havre ruinée, desolée, & descouverte, comme est à Rome le temple de sainct Pierre. En la chapelle entrez & prenens de l’eaue beniste, apperceusmes dedans le benoistier un home vestu d’estolles, & tout dedans l’eaue caché, comme un Canart au plonge, excepté un peu du nez pour respirer. Au tour de luy estoient troys prebstres bien ras & tonsurez, lisants le Grimoyre, & coniurans les Diables.

Pantagruel trouva le cas estrange. Et demandant quelz ieux c’estoient qu’ilz iouoient là, feut adverty que depuys troys ans passez avoit en l’isle regné une pestilence tant horrible que pour la moitié & plus, le pays estoit resté desert, & les terres sans possesseurs. Passée la pestilence, cestuy home caché dedans le benoitier, aroyt un champ grand & restile, & le semoyt de touzelle en un iour & heure qu’un petit Diable (lequel encores ne sçavoit ne tonner ne gresler, fors seulement le Persil & les choux, encor aussi ne sçavoit ne lire, n’escrire) avoit de Lucifer impetré venir en ceste isle des Papefigues soy recreer & esbatre, en laquelle les Diables avoient familiarité grande avecques les hommes & femmes, & souvent y alloient passer temps. Ce Diable arrivé au lieu s’adressa au Laboureur, & luy demanda ce qu’il faisoit. Le paouvre home luy respondit qu’il semoit celluy champ de touzelle, pour soy ayder à vivre l’an suyvant.

Voire mais (dist le Diable) ce champ n’est pas tien, il est à moy, & m’appartient. Car depuys l’heure & le temps qu’au Pape vous feistez la figue, tout ce pays nous feut adiugé, proscript, & abandonné. Bled semer toutesfoys n’est mon estat. Pourtant ie te laisse le champ. Mais c’est en condition que nous partirons le profict.

Ie le veulx, respondit le Laboureur.

I’entens (dist le Diable) que du profict advenent nous ferons deux lotz. L’un sera ce que croistra sus terre, l’aultre ce que en terre. Le choix m’appartient, car ie suys Diable extraict de noble & antique race, tu n’es qu’un villain. Ie choizis ce que sera en terre, tu auras le dessus. En quel temps sera la cuillette ? A my Iuilet, respondit le Laboureur.

Or (dist le Diable) ie ne fauldray me y trouver. Fays au reste comme est le doibvoir. Travaille villain, travaille. Ie voys tenter du guaillard peché de luxure les nobles nonnains de Pettesec, les Cagotz & Brissaulx aussi. De leurs vouloirs ie suys plus que asceuré. Au ioindre sera le combat.

 

| 2 – Comment le petit Diable feut trompé par un laboureur de Papefiguière |

La my Iuilet venue le Diable se representa au lieu acompaigné d’un escadron de petitz Diableteaulx de coeur. Là rencontrant le Laboureur, luy dist. Et puys villain comment t’es tu porté depuys ma departie ? Faire icy convient nos partaiges.

C’est (respondit le laboureur) raison.

Lors commença le Laboureur avecques ses gens seyer le bled. Les petitz Diables de mesmes tiroient le chaulme de terre. Le Laboureur battit son bled en l’aire, le ventit, le mist en poches, le porta au marché pour vendre. Les Diableteaulx feirent de mesmes, & au marché près du Laboureur pour leur chaulme vendre s’assirent. Le Laboureur vendit tresbien son bled, & de l’argent emplit un vieulx demy brodequin, lequel il portoit à sa ceincture. Les Diables ne vendirent rien : ains au contraire les paizans en plein marché se mocquoient d’eulx.

Le marché clous dist le Diable au Laboureur. Villain tu me as ceste foys trompé, à l’aultre ne me tromperas.

Monsieur le Diable, respondit le Laboureur, comment vous auroys ie trompé, qui premier avez choysi. Vray est qu’en cestuy choix me pensiez tromper, esperant rien hors terre ne yssir pour ma part, & dessoubs trouver entier le grain que i’avoys semé, pour d’icelluy tempter les gens souffreteux, Cagotz, ou avares, & par temptation les faire en vos lacz trebucher. Mais vous estez bien ieune au mestier. Le grain que voyez en terre, est mort & corrumpu, la corruption d’icelluy a esté generation de l’aultre que m’avez veu vendre. Ainsi choisissiez vous le pire. C’est pourquoy estez mauldict en l’Evangile.

Laissons (dist le Diable) ce propous, de quoy ceste année sequente pourras tu nostre champ semer ?

Pour profict, respondit le Laboureur, de bon mesnaigier le conviendroit semer de Raves.

Or (dist le Diable) tu es villain de bien, sème Raves à force ie les garderay de la tempeste, & ne gresleray dessus. Mais entends bien, ie retiens pour mon partaige, ce que sera dessus terre, tu auras le dessoubs. Travaille villain, travaille. Ie voys tenter les Hereticques, ce sont ames friandes en carbonnade : monsieur Lucifer a sa cholicque, ce luy sera une guorge chaulde.

Venu le temps de la cuillette, le Diable se trouva au lieu avecques un esquadron de Diableteaux de chambre. Là rencontrant le Laboureur & ses gens commença seyer & recuillir les feuilles des Raves. Après luy le Laboureur bechoyt & tiroyt les grosses Raves, & les mettoit en poches. Ainsi s’en vont tous ensemble au marché. Le Laboureur vendoit tresbien ses Raves. Le Diable ne vendit rien. Que pis est, on se mocquoit de luy publicquement.

Ie voy bien villain, dist adoncques le Diable, que par toi ie suys trompé. Ie veulx faire fin du champ entre toy & moy. Ce se fera en tel pact, que nous entregratterons l’un l’aultre, & qui de nous deux premier se rendra, quittera sa part du champ. Il entier demourera au vaincueur. La iournée sera à huictaine. Va villain, ie te gratteray en Diable. Ie alloys tenter les pillars, Chiquanous, desguyseurs de procès, notaires faulsères, advocatz prevaricateurs : mais ilz m’ont fait dire par un truchement, qu’ilz estoient tous à moy. Aussi bien se fasche Lucifer de leurs ames. Et les renvoye ordinairement aux Diables souillars de cuisine, si non quand elles sont saulpouldrées.

Vous dictez qu’il n’est desieuner que de escholliers : dipner, que d’advocatz : ressiner, que de vinerons : soupper, que de marchans : reguoubillonner, que de chambrières. Et tous repas que de Farfadetz. Il est vray de faict monsieur Lucifer se paist à tous ses repas de Farfadetz pour entrée de table. Et se souloit desieuner de escholliers. Mais (las) ne sçay par quel malheur depuys certaines années ilz ont avecques leurs estudes adioinct les sainctes Bibles. Pour ceste cause plus n’en pouvons au Diable l’un tirer. Et croy que si les Caphards ne nous y aident, leurs oustans par menaces, iniures, force, violence, & bruslemens leur sainct Paul d’entre les mains, plus à bas n’en grignoterons. De advocatz pervertisseurs de droict, & pilleurs des paouvres gens, il se dipne ordinairement, & ne luy manquent. Mais on se fasche de tousiours un pain manger. Il dist naguères en plein chapitre qu’il mangeroit voluntiers l’ame d’un Caphard, qui eust oublié soy en son sermon recommander. Et promist double paye & notable appoinctement à quiconques luy en apporteroit une de broc en bouc. Chascun de nous se mist en queste. Mais rien n’y avons proficté. Tous admonnestent les nobles dames donner à leur convent. De ressieuner il s’est abstenu depuys qu’il eut sa forte colicque, provenente à cause que es contrées Boreales l’on avoit ses nourissons vivandiers, charbonniers, & chaircuitiers oultragé villainement. Il souppe tresbien des marchans usuriers, apothecaires, faulsaires, billonneurs, adulterateurs de marchandises. Et quelques foys qu’il est en ses bonnes, reguobillonne de chambrières, les quelles avoir beu le bon vin de leurs maistres remplissent le tonneau d’eaue puante. Travaille villain, travaille. Ie voys tenter les escholiers de Trebizonde, laisser pères & mères, renoncer à la police commune, soy emanciper des edictz de leur Roy, vivre en liberté soubterraine, mespriser un chascun, de tous se mocquer, & prenans le beau & ioyeulx petit beguin d’innocence Poeticque, soy tous rendre Farfadetz gentilz.

 

| 3 – Comment le Diable fut trompé par une Vieille de Papefiguière |

Le laboureur retournant en sa maison estoit triste & pensif. Sa femme tel le voyant, cuydoit qu’on l’eust au marché desrobbé. Mais entendent la cause de sa melancholie, voyant aussi la bourse pleine d’argent, doulcement le reconforta : & l’asceura que de ceste gratelle mal aulcun de luy adviendroit. Seulement que sus elle il eust à se poser & reposer. Elle avoit ià pourpensé bonne yssue.

Pour le pis, disoit le Laboureur, ie n’en auray qu’une estrassade ie me rendray au premier coup, & luy quitteray le champ.

Rien, rien, dist la vieille, posez vous sus moy, & reposez, laissez moy faire. Vous m’avez dict que c’est un petit Diable, ie le vous feray soubdain rendre, & le champ nous demourera. Si c’eust esté un grand Diable, il y auroit à penser.

Le iour de l’assignation estoit lors qu’en l’isle no’ arrivasmes. A bonne heure du matin le Laboureur s’estoit tresbien confessé, avoit communié, comme bon catholicque, & par le conseil du Curé s’estoit au plonge caché dedans le benoistier, en l’estat que l’avions trouvé.

Sus l’instant qu’on nous racontoit ceste histoire, eusmez advertissement que la vieille avoit trompé le Diable, & guaigné le champ. La manière feut telle. Le Diable vint à la porte du Laboureur, & sonnant s’escria.

O villain, villain. Cza, ça, à belles gryphes.

Puys entrant en la maison guallant & bien deliberé, & ne y trouvant le Laboureur advisa sa femme en terre pleurante & lamentante.

Qu’est cecy ? demandoit le Diable. Où est il ? Que faict il ?

Ha (dist la vieille) où est il le meschant, le bourreau, le briguant ? Il m’a affolée, ie suis perdue, ie meurs du mal qu’il m’a faict.

Comment ? dist le Diable : Qu’y a il ? Ie le vous gualleray bien tantoust.

Ha, dist la vieille, il m’a dict le bourreau, le tyrant, l’esgratineur de Diables, qu’il avoit huy assignation de se gratter avecques vous, pour essayer ses ongles il m’a seulement gratté du petit doigt icy entre les iambes, & m’a du tout affolée. Ie suys perdue, iamais ie ne gueriray, reguardez. Encores est il allé ches le mareschal soy faire esguizer & apoincter les gryphes. Vo’ estez perdu monsieur le Diable mon amy. Saulvez vous, il n’arrestera poinct. Retirez vous, ie vous en prie.

Lors se descouvrit iusques au menton en la forme que iadis les femmes Persides se praesentèrent à leurs enfans fuyans de la bataille, & luy monstra son comment à nom ?

Le Diable voyant l’enorme solution de continuité en toutes dimentions, s’escria : Mahon, Demiourgon, Megère, Alecto, Persephone, il ne me tient pas. Ie m’en voys bel erre. Cela ? Ie luy quitte le champ.

Entendens la catastrophe & fin de l’histoire nous retirasmes en nostre nauf. Et là ne feimes aultre seiour. Pantagruel donna au tronc de la fabricque de l’Ecclise dixhuyt mille Royaulx d’or, en contemplation de la paouvreté du peuple, & calamité du lieu.


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1ère mise en ligne 21 décembre 2008 et dernière modification le 1er juin 2015
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