Eric Chevillard | Choir

un livre sombre, secousses lecteur à prévoir


...échelles, angoissants objets, pullulent, partout se multiplient, entre les lignes, entre les pages, sur le bureau, sur le plancher, sur le plafond, des échelles qui montent, qui descendent, des échelles rétractables, des échelles sur la gueule, des échelles à assembler, des échelles toutes faites, des échelles à brûler, à acheter, à vendre, à recycler, à violenter, des échelles en bois, des échelles invisibles, des échelles de cris et de suppliques, des échelles de papier mâché et remâché, des échelles d’acier, des échelles trempées dans l’ennui, des échelles qui dorment, des échelles qui fredonnent, qui dévident le même récit aliénant, des échelles qu’on consomme, des échelles qui écrivent, des échelles qui dansent dans la boue, qui sifflent leur bile, qui s’enlisent, des échelles qui s’étirent de tout leur long, des échelles qui s’en vont, des échelles qu’on ne verra plus, qu’on ne peut saisir, des échelles qui recommencent, des échelles qui chutent...
Josée Marcotte, à propos de Choir, d’Éric Chevillard, dans Marge.

 

Rien de pire, pour un auteur qu’on estime, de le découvrir prévisible. Et si l’indice même du travail littéraire était la non compréhension où on se retrouve de l’objet, pourquoi parti dans cette direction, pourquoi chamboulant à ce point son écriture ? Et pas de prédicat architectural en nous pour l’appréhender : pas moyen que le trouver chaotique, avec des zones opaques.

Message de ce matin en discutant par e-mail avec Eric Chevillard : « Choir, une vraie rupture dans ton monde. Cette crudité de réel qui fait chaque page trembler la fable c’est souvent limite insupportable (Faulkner aussi, c’est pas du jugement ni du refus). Avec Haïti ça faisait de drôles de mélange. Pas évident non plus à lire ici en contact direct avec cultures (et étudiantes) amérindiennes, la langue étrangère que je reçois du pays et celle que je reçois de ton livre se percutent en direct. Alors je continue figure par figure, comme à lire la grande Garabagne. »

Il y a plusieurs Michaux, c’est ce qui le rend si inépuisable : il y a un Michaux dur et violent, principalement dans la Grande Garabagne, un cauchemar de soi dans ces rêves qui chutent – c’est là qu’a été requis Chevillard, loin de son terrain.

Du coup, ce sont les livres qui vous hantent. Même si, là, on retrouve Chevillard : une chaise au plafond où un hérisson posé sur la table, c’est cette rémanence de cette fissure du réel, comme troué par l’absurde, qui nous relie à cette oeuvre maintenant large. Et si Choir, lieu de cette fissuration/effraction, avec étrange humanité prise, était alors le premier lieu secret d’une nécessité de rassembler et de mettre en mouvement l’ensemble des livres précédents ? Alors, même, le centrage sur ce récit fondateur impossible, qui organise Choir, devient allégorie pour l’ensemble – et même probablement la tâche de la littérature, où le fantastique est arme et refuge, dans un monde soumis à sa propre violence, qui l’épuise sans recours, sans même nous laisser place à la fuite, ni même par cette littérature qui nous est si précieuse.

Ici, à Québec, j’ai retrouvé souvent les livres d’Éric en bonne place dans les bureaux de l’université, et particulièrement chez René Audet et Josée Marcotte, qui sous sa direction finalise un travail d’analyse de l’oeuvre d’Éric, mais surtout a trouvé via Chevillard son propre terrain d’écriture, un jour qu’elle avait constaté que Teste, Plume et Crab dessinaient un univers trop masculin, et qu’elle a décidé d’y ajouter Marge, blog sur lequel on a déjà attiré l’attention. Merci à Josée d’accepter que je lui vole cette note de lecture de Choir.

L"île de W, rapprochement que je n’aurais pas fait et qui me semble évident après lecture de Josée Marcotte, nous met dans le même malaise. Les Palmiers sauvages de Faulkner aussi. Il y a un moment où un auteur, d’un geste du coude, balaye de sa table ce qui y organise sa propre sécurité : pour Chevillard, c’est avec ce livre-là.

Troublant, pour ses amis, de savoir ce livre commencé après une naissance, et publié dans les premiers jours d’un deuil. C’est l’échelle de ce qui s’y passe, et dont on se saisit par l’allégorie.

Et noter la parution simultanée du 2ème volume de ce qui est définitivement une des expériences web les plus importantes, dans sa régularité, l’implication réel et fiction, le travail de fond entre langage et vie quotidienne : L’Autofictif voit une loutre. Et je rappelle, bien sûr, la fierté à accueillir deux textes d’Éric sur publie.net : Et si la main droite de l’écrivain était un crabe ?, ainsi que Dans la zone d’activité.

FB

 

Josée Marcotte | Une lecture de Choir


 

« Quoi qu’il arrive, quoi que je fasse, j’étais le seul dépositaire, la seule mémoire vivante, le seul vestige de ce monde. Ceci, plus que toute autre considération, m’a décidé à écrire. »
Georges Perec,
W ou le souvenir d’enfance, Paris, Éditions Denoël (L’imaginaire Gallimard, no 293), 1975, p. 14.

« Comment se transmettra la geste d’Ilinuk quand le Vieux aura trépassé ? […] Mais pourquoi croient-ils que je me préoccupe de la fixer par écrit ? »
Éric Chevillard,
Choir, Paris, Les Éditions de Minuit, 2010, p. 213.

Le dernier roman de Chevillard, Choir, aspire son lecteur dans un récit cauchemar. On s’enfonce dans l’île de Choir chez Chevillard comme dans un voyage à W chez Perec, avec difficulté, avec grand malaise, on suffoque dans toute cette cruauté et cette violence... Si l’idéal olympique est poussé à son paroxysme dans la cité de W, il s’agit plutôt, à Choir, de l’enfermement excessif de tout un peuple en un unique récit fondateur.

À Choir, île au sol instable et mouvant envahi par les punaises, tout est désespoir bilieux. Il est usage d’accueillir le nouveau-né par des pleurs et des lamentations. Les enfants, élevés à la dure, remplace les bœufs comme main-d’œuvre jusqu’à l’âge de cinq ans – âge où ils deviennent adultes. Les habitants, accablés de dégoût et d’ennui, ne trouvent que la souffrance pour se distraire (ils paient alors chèrement Toqueboeuf pour se faire tabasser et torturer) ; ils combattent en duel à mort avec toute personne rencontrée pour la première fois ; ils incitent les bambins à s’entredévorer ; ils s’adonnent une à deux fois semaines à l’inceste et l’anthropophagie (« non sans répugnance et parce qu’il le faut bien », p. 124) ; ils exècrent et torturent les artistes qui « trouvent des matériaux à Choir » (p. 33) ; ils disposent de plus de trois cents mots pour dire « gris » ; ils mangent au quotidien une fricassée de caroncules de dindons sauce punaise… Ils possèdent tous un seul et même espoir : la fuite rendue possible par le retour du Sauveur, ou l’enfantement, en sol de Choir, d’un nouveau sauveur qui les emmènera loin dans les cieux…

Car nul ne peut s’échapper de Choir, quitter cette terre inhabitable et pourtant habitée. Un seul l’a déjà fait par le passé : Ilinuk… Et c’est Yoakam le Vieux, porteur de la mémoire, celui qui a survécu à tous les âges de la vie, qui transmet la geste d’Ilinuk, le récit d’Ilinuk le Brave, le Polydactyle à douze orteils, qui est parvenu à construire la fusée qui l’a propulsé jadis hors de Choir, avec cette promesse divine à Yoakam de revenir les chercher un jour pour leur frayer parmi les astres un chemin vers la liberté. C’est dans l’attente constante d’Ilinuk le Sauveur que les gens de Choir répètent et perpétuent sans cesse leur malheur, leur destin, qui « est de choir sans fin dans Choir » (p. 100). En effet, ils se complaisent dans leur infortune, et dans la foi la plus ardente, récitent constamment la geste d’Ilinuk. Leur unique but : fuir Choir… Faire de Choir un monde habitable est hors de question pour les habitants, ce serait faire insulte suprême au Sauveur, ils préfèrent donc adorer le Polydactyle et vivre dans l’attente, encourager l’inconfort et le malheur, « chuter encore, choir plus bas que Choir » (p. 32).

« Le récit de Yoakam épuise nos imaginations » (p. 66) affirme le narrateur. Les gens de Choir sont « captifs de l’instant » (p. 78), le principe même de la répétition, du retour du même, stérilise leur imagination, les accable – répétition de la geste d’Ilinuk, répétition de la cérémonie du futur retour d’Ilinuk – et ordonne de bout en bout les existences de Choir. Paradoxalement, c’est le récit de Yoakam qui les plonge dans la durée et qui, en même temps, les condamne à la répétition. Le destin implacable, continu du Sauveur s’oppose aux vies sur Choir, aux destinées de ceux qui attendent, errent et ne savent/ne peuvent/ne se permettent pas d’enchaîner les moments de leur vie en un tout cohérent en-dehors du récit d’Ilinuk : « la geste d’Ilinuk le Brave [les] entraîne et décide pour [eux] de l’origine, de la suite et de la fin. » (p. 59) C’est justement parce qu’ils se refusent un monde habitable, que le récit de Yoakam les « emporte comme des chats noyés » (p. 47). La conclusion choisit et réitérée par la population est l’attente de la fuite permise par le Sauveur, le seul sens possible est reconduit dans leur chute constante dans Choir et le récit de Yoakam. Hors du sens de la geste, les gens retombent lourdement dans Choir, à se tordre, à se faire mal, à en mourir… Ils vivent tout simplement pour fuir… Se présente alors l’ultime réponse au désespoir : l’autodestruction. Si les habitants ne peuvent anéantir Choir, ils peuvent se détruire eux-mêmes : « Nous tournons contre nous-mêmes notre hargne impuissante. Il y a ce morceau de Choir au moins que nous pouvons détruire. » (p. 137)

L’enfermement dans un unique récit totalisant comme celui transmis par Yoakam peut mener une population à sa perte. Assurément, l’être a besoin de donner un sens à son existence, mais l’enfermement en un seul grand mythe fondateur, tel celui de Choir, inculquant aux êtres dès le berceau à détester et désirer fuir le sol qui les a vus naître, entraîne avec détresse et violence les gens hors d’eux-mêmes… Il les rend agents de leur propre malheur… Avec cette conclusion au roman qui vous jette à terre – et le lecteur de choir…

© Josée Marcotte


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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 janvier 2010
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