Guillaume Vissac | bientôt les Prudhommes

vases communicants mars 2011 : l’invitation faite à Guillaume Vissac


Je dois à Guillaume Vissac deux textes dérangeants sur publie.net, Le livre des peurs primaires et Qu’est-ce qu’un logement.

Il y a quelques semaines, nous complétions d’une fiction à trois niveaux de lecture (sinon 4), Accident de personne.

Besoin absolu, d’une génération à l’autre, de ceux qui entrent de plain pied dans les paysages neufs et bougent la place des meubles.

Merci à Guillaume Vissac d’accepter en échange interprétation personnelle de son titre La tentation de fuir.

Liste complète des vases communicants : voir groupe Face Book.

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Guillaume Vissac | Bientôt les Prudhommes


J’ai fait comme tous les autres jours. Arrivé le premier, ouvrir avant tout le monde, avant tout le monde y être et vérifier sur l’écran du standard le nombre d’appels manqués la veille. Voilà ce que l’écran ne m’a pas dit : dans deux mois pas plus ta place ton job ton poste sera vidé. Avant de vérifier mes mails je laisse deux minutes défiler le son pour que le solo de guitare puisse avoir le temps de finir.

La boite nous avait filé ce que la boite appelait des récups. J’avais travaillé deux jours pour un salon durant weekend. Pour ça ils nous avaient confié chacun un T-shirt que je porte encore aujourd’hui mais pour dormir pas plus. On avait plein les mains des flyers, dans la bouche des slogans. Entre deux allers-retours penser puis dire : j’ai l’impression de faire le trottoir. L’un de ces jours étaient dimanche, l’autre, la veille, hasard du calendrier faut croire, férié. Un jour travaillé 9h-20h pendant weekend équivalait à un jour et demi de récup. On avait d’abord dû ramer pour l’obtenir ce demi jour de plus. Dure négo durant pause déjeuner. À l’origine la boite posait la chose suivante : un jour travaillé égale un jour de récup, weekend, dimanche ou jour férié compris. La boite sur les rotules manquaient pas mal de cash. Qu’est-ce qu’on pouvait y faire ? J’ai pris mes trois de jour de récup de suite. Les autres plus tard ou bien jamais, voilà pourquoi on était si peu nombreux au bureau. Ça et, bien sûr, les licenciements de la veille.

Avant la fin de journée j’ai nettoyé ma boite mails. Le Coach m’avait dit je t’ai rien dit, ok ? Et j’avais dit pareil, tu m’as rien dit.

J’aime être seul au bureau le matin, même si ça dure jamais bien plus d’une demi-heure. La comptable est arrivée, m’a dit bonjour et a fait suivre derrière quelques syllabes parmi lesquelles, c’est probable, mon prénom. Moi je réponds toujours avec la main, la tête, avec des gestes mais sans les mots, le combiné du téléphone coincé entre oreille droite et puis l’épaule. Je dis des trucs comme : on fait au mieux, je vois ce que je peux faire, je vais les relancer, je reviens vers vous. Ensuite je raccroche le combiné et je dis : ça va ?

Une fois le salon fini, le stand démonté et les panneaux avec slogan, logo, photos éparpillés en X parties, le Coach les a faits mettre au mur dans les bureaux pour que ça pète. Et pour cacher, aussi, le mur uni, les traces d’humidité et l’inscription, droit derrière mon dos mais je sais qu’elle y est : NEVER INSTALL TELEPHONE WIRING DURING A LIGHTNING STORM.

Le matin commencé un livre dont les premières pages se sont arrêtées avant la phrase : « Au cours des années suivantes, il ne s’est pas passé grand chose » ; c’est sûrement vrai. Quand le Coach est arrivé, sur lui le T-Shirt du salon, le nom, la typo, le slogan de la boite encore floqué dans le dos, il n’a pas dit bonjour, ni salut, ni ça va mais : c’est pas cool ce qui s’est passé hier et j’ai dit ouais. Ensuite j’ai dit : qu’est-ce qui s’est passé hier ?

Je n’ai jamais installé de téléphone durant un orage. D’ailleurs je n’ai jamais installé de téléphone tout court. Quand je suis arrivé dans cette boite, tout était déjà bien connecté. Ordinateur et téléphone, clavier, souris, calendrier papier avec en guise d’illustration des containers collés entre eux, comme dans Tétris, sur un bateau blindé paumé en mer je sais pas où. La première chose que j’ai faite arrivé là : planter tout à côté du clavier, de la souris, à portée de main, une bouteille d’eau en plastique et un stylo pour prise de notes rapides. J’ai noté la phrase « c’est pas cool ce qui s’est passé hier », pour m’en souvenir.

Je sais qu’entre la dernière marche de la sortie de métro et la porte du bureau il y a moins de cinq minutes. Le temps pas plus d’une seule chanson dans l’écouteur, et pour la choisir savoir qu’il faut que ça tape : avoir du rythme, des basses, histoire de booster comme il faut la journée qui s’avance. Pour ça forcé de faire défiler l’aléatoire, mais vite, jusqu’à ce que le son parfait déboule. Le temps de trouver je suis déjà au feu prêt à traverser pour accrocher la rue d’après. Les derniers mots que j’entends avant de coller mon badge devant la porte du bas : « Don’t fake it baby, lay the real thing on me ». Une fois à l’intérieur je laisse deux minutes défiler le son pour que le solo de guitare puisse avoir le temps de finir.

Une fois rentré le soir, après deux heures de sueur issue du train, j’ai dit faut que je te dise, et puis j’ai pris une douche, glacée. Plus tard dans le resto tout près de la gare, après avoir compris que mon Tartare avait le goût industriel de tous les autres Tartare en sachet qu’on trouve ailleurs qu’ici et avant que je trouve englué dans mon Brownie moelleux un moucheron, j’ai dit changeons de sujet.

Qu’est-ce qui s’est passé hier ? Voilà comment j’apprends qu’hier le PDG de la boite qui s’appelle PDG a licencié deux mecs qui jusqu’à hier encore étaient pour nous collègues mais ne le sont plus. J’ai laissé le téléphone sonner derrière, et j’ai demandé pourquoi : pourquoi ils sont virés. Tout ce que le Coach m’a dit tient en deux mots et le soir en rentrant j’écrirai avec le pouce fragment pensé pour une fiction prochaine : mis à pied pour faute grave, 5 minutes pour quitter le bureau : alors je cherche, cherche ma faute grave, dans les graviers, sous les rails. Quelle faute ?, j’ ai demandé.

La dernière chanson du matin disait aussi : Put your ray gun to my head. Je le sais car dans la tête la phrase revient en mode shuffle, même plusieurs heures après. Est-ce que l’image est conforme avec la scène de la veille, dans le rôle titre le PDG de la boite éponyme et puis nos futur-ex-collègues ? Le Coach m’a dit que non : sur les deux un seul sait. L’autre en congés pour le week-end l’apprendra dimanche, en rentrant chez lui : dans son courrier l’enveloppe avec dessus collé le fameux bandeau recommandé.

Durant la pause midi j’ai dit à la comptable : comment tu veux bosser dans ces conditions ? Je lui ai dit et dire qu’on devait recruter un mec pour m’aider à pas couler. Je versais de l’huile d’olives plastique sur ma salade plastique. Je lui ai dit toi qui a le nez dans les comptes, tu l’avais vu venir ? Dans ma salade plastique des petites billes de mozzarella, plastiques elles aussi. Elle m’a dit honnêtement je regrette d’être venue. Je lui ai dit honnêtement je te crois.

Il faut traquer dans la boite mail tout ce qui pourrait nous compromettre. Stocker des sacs de mots, de lettres, de titres dans des convois droit vers la mort : vers l’oubli : le spam. Ensuite vider la corbeille. Mais comment savoir quoi garder et quoi détruire ? Le Coach m’a dit : il faut faire gaffe et te couvrir maintenant. Il faut que tu te protèges.

Quand on supprime un train, le train suivant avale évidemment le double de sa capacité humaine habituelle. Est-ce qu’on ne serait pas aussi monté à notre insu dans un de ces foutus convois pour les spams ? Si on m’accordait comme ça gratos un seul souhait à exhausser je demanderais au type qui sort de la lampe rien moins qu’une douche glacée. Ou bien pouvoir garder mon job, difficile de choisir.

Le Coach à l’autre bout de l’open space m’a dit de venir car il voulait me parler. M’a demandé de nettoyer ma boite de mail, n’importe quoi qui serait pour moi, pour nous, pour lui compromettant. Il m’a dit faut partir du principe qu’il peut se pointer demain et tout nous prendre. Il m’a dit il faut que tu te protèges. J’ai passé mon temps à mater rouge la moquette. Il m’a dit évidemment je t’ai rien dit, ok ?

Extrait de Comment mâcher sa propre cravate ?, « travail » en cours.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 4 mars 2011
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