résidence Louvain | 6, de la conservation des têtes

quatrième et cinquième sous-sol de l’université de Louvain-la-Neuve


Je ne sais pas quel est exactement le critère qui fait qu’à Louvain on conserve les têtes avec les papiers qui vont avec. La masse de papier accumulée dépend toujours exactement de l’autorité de la tête représentée.

Nous étions quatrième sous-sol. Je suppose qu’à mesure qu’un étage est rempli de papiers, et des têtes qui vont avec, on descend tout d’un niveau, le – 4 devient le – 5, et à l’étage supérieur on installe les papiers et les têtes de ceux qui sont venus après. L’université est une extension verticale, et la seule chose qui ne change pas ce sont ces monômes criards d’étudiants déguisés et grimés, sans autres spectateurs qu’eux-mêmes, dans la nuit déjà refaite sous les bâtiments déserts, tandis qu’au sous-sol les têtes restent impassibles.

Je dis papiers : mais dans les sous-sols généralisés sous toute la ville, puisque la ville et l’université sont le même territoire, ce qui s’accumule avec les têtes c’est bien au-delà que le papier. Si la tête est devenue tête, on prend tout. On trouve les albums photos, les avis de décès et oraisons funèbres, les cartons de lettres et les fiches cartonnées d’extraits recopiés des livres, on trouve les plaques de verre et les diapositives, les cassettes démagnétisées, les machines à écrire et les tampons, la tête de sanglier qu’il y avait au-dessus du bureau de la tête, les fiches de paye de ses secrétaires, et sans doute même la trace de secrets plus obscurs.

La ville est trop jeune pour avoir un cimetière – ou, du moins, puisque la ville atteint ses 40 ans, on vous prie d’aller mourir ailleurs. Alors, sous toute la ville, les galeries où on enfonce les têtes et les papiers, étages qu’on descend chaque dix ans d’un niveau supplémentaire dans le vieux sol pour en déposer de nouveaux, le mausolée des têtes est vraiment ce qui en tient fonction. Lorsque sous Louis XIV nous enterrions les puissants, nous faisions de même : le coeur et les boyaux dans une urne de terre déposée dans le lieu de baptême et celui de retraite, le corps vite évacué suivi de carrosses vides, enfin l’oraison funèbre dite au-dessus d’un mannequin d’osier revêtu des habits de cérémonie et de la perruque du mort, voilà comment vous obtenez Bossuet – voilà ce que reconstituent ici les galeries souterraines, à l’accès dûment réservé.

Je n’ai pas tout vu. J’en ai vu bien trop peu. J’aurais souhaité qu’on m’en donne deux mètres carrés, et en faire un inventaire exhaustif. Il y a aussi des maquettes de bâtiments, des journaux particuliers, des séries de journaux étudiants parfois subversifs, des affiches et des peintures à l’huile. On s’y meut difficilement, tant c’est entassé. On a, pour les plus récents, lorsqu’à la remontée nous avons traversé rapidement des niveaux plus récents, l’impression que c’est des appartements entiers qu’ici on défourne, en vrac, empilé, qu’on y trouverait pourquoi pas le bonnet de nuit et les casseroles du midi ?

On n’emporte rien. On regarde. On est sous leur regard à elles, les têtes. Elles veillent. Plâtre ou marbre, ou peinture, elles sont là méfiantes et orgueilleuses. C’est l’histoire sociale aussi des cheveux et des moustaches dans la hiérarchie des fonctions intellectuelles. Comme dans le Procès il y a le peintre qui peint les juges, ce sont les archives des sculpteurs successifs dont j’aurais voulu retrouver la trace. L’un d’eux a son nom écrit sur un socle de bois.

Un jour, l’université disparaîtra : les monômes de bizutage s’enfuiront dans la campagne environnante, ou bien peut-être le grand étalement de la ville aura ici tout rejoint et avalé. Les galeries souterraines, avec les têtes et les papiers, dureront longtemps – l’air est sec, au quatrième sous-sol. Peut-être qu’un jour, alors bien plus lointain, c’est cela qu’on exhumera, ce monde du dessous, et que d’aucuns voudront depuis les têtes et leurs papiers reconstituer ce que nous étions, avons été, fait, rêvé.

Elle sera quoi, l’image qu’ils en bâtiront ?

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 octobre 2011
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