autre Kafka remix : Cortàzar métamorphose la Métamorphose

une anti-métamorphose, ou le remix par la négative


En prolongement du remix Kafka que Perec insère dans La vie mode d’emploi, je découvre aujourd’hui ce texte de Cortazàr, qui est un extraordinaire remake de la Métamorphose, mais à l’envers.

Un texte où on retrouve le meilleur Cortazàr par le bestiaire (la venue de l’oiseau), l’intégration du paysage au texte (amour des nuages), les signes de contemporanéité (avions supersoniques, connaissances génétiques). C’est le temps et les durées qui seront le lieu de l’illusion de récit. Et comme par hasard, passage de ces bousiers qui sont le décalque de l’insecte précis de la Métamorphose.

Et pour qui serait surpris par l’apparente mysoginie du dernier paragraphe, peu dans la nature des relations de Cortàzar avec ses compagnes, se reporter à deux figures de femme dans le dépouillement caricatural (jusqu’au comique) de Kafka : la femme dans À cheval sur le seau à charbon et celle dans La trappe, dont on dirait la fin du texte de Cortàzar exactement décalqué.

De façon adventice, m’a toujours impressionné, pour le chemin même de Cortàzar, le fait que les nouvelles de Kafka, écrites bien antérieurement à leur possible accès, se soient révélées à mesure qu’il avançait dans son propre fantastique, s’inventant à mesure et trouvant toujours Kafka comme en avant de lui...

Du coup, qui pourrait me renseigner sur le encore dans « encore un anti-kafka » ? Dans quel autre texte a-t-il utilisé cette technique du décalque négatif ?

Ce texte appartient à une série manuscrite, inédite avant l’édition Quarto, sur 10 dessins de Carlos Saura – d’où le jeu de mot sur saurien...

Photo : tombe de Cortàzar, cimetière Montparnasse, août 2012.

 

Julio Cortàzar | encore un anti-kafka


J’ai la douleur d’avouer que tous mes efforts ont échoué, et qu’après des années de lutte, je n’ai pas réussi à me transformer en crocodile.

J’ai épuisé une à une les tentatives les plus diverses, avançant avec une patience toutes pattes lentes et yeux tapis, affleurant à peine sous le cours fangeux du temps. Au début, cela ne me paraissait pas réellement impossible, j’allais sur la rive du fleuve et j’ouvrais la bouche comme si je voulais avaler le soleil. Les heures passaient mais l’oiseau qui nettoie toujours les dents du crocodile ne voletait pas autour de moi. Fatigué de ces espoirs inutiles, je me résignais et revenais tête basse, comme jamais n’aurait pu le faire un crocodile.

Je suis même arrivé à vaincre mon horreur de l’eau, espérant qu’un jour la métamorphose ait lieu dans l’élément naturel des sauriens (ô doux nom !). Les témoins de mon obstination ne manquent pas, énormes bousiers noirs et fols papillons des tropiques peuvent attester de mon inventivité), de ma lente persévérance à ne pas me noyer pendant que, flottant sur le dos, je me payais un stupide défilé de nuages et d’avions supersoniques. Qui pourrait démentir semblable espoir obstiné et industrieux, semblables provocations au train-train génétique ? Et aujourd’hui encore, même vieux et fatigué, je refuse la défaite. À la tombée du jour, je m’approche des rivières encaissées et là, au milieu des joncs, je guette le passage des chèvres sauvages. Si je me jetais sur l’une d’elles, peut-être me transformerais-je soudain en caïman – ah le craquement des os tendres sous mes dents démultipliées !

Mais il n’y a pas la moindre chèvre, il commence à faire froid et je dois rentrer dans mon nid où m’attend mon épouse indignée ; on connaît les vieilles chouettes, leur intempérance, le crissement de leur colère qui exalte les cimetières et fait marcher les choses mortes, les interminables récriminations.

 

Julio Cortazar, Lot de 10 griffouillages à profiter, traduction de Sylvie Protin, Quarto, p 990.


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1ère mise en ligne 21 février 2013 et dernière modification le 1er juin 2013
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