Gallimard contre Calvino : ou la littérature au pays des ploucs

quand Gallimard met les "Leçons américaines" de Calvino sous séquestre, titre pourtant publié par eux-mêmes – ou du cynisme et mépris de l’édition fric


Mon précédent article, Italo Calvino, le voyageur dans la carte date d’il y a 10 mois. Ce qui a changé : Les villes invisibles, ce chef d’oeuvre de Calvino indispensable à notre pédagogie, qu’il s’agisse de littérature, de creative writing, d’urbanisme, d’architecture, dans sa magnifique traduction par Jean Thibaudeau, est à nouveau disponible en Folio. Notons le cynisme ou l’hypocrisie : Gallimard et la succession Calvino prétendaient la mise sous séquestre de l’oeuvre due à qualité de traduction insuffisante, mais la republient... dans la même traduction (et heureusement, d’ailleurs, pour la version Thibaudeau).

En découvrant la semaine dernière le beau Manuel d’écriture et de survie de Martin Page, je découvre à la fin le cadeau d’une mini bibliographie de cette catégorie très rare des livres qui parlent d’écriture et qu’il donne la meilleure place à mes chères Leçons américaines d’Italo Calvino.

Je crois qu’il y a des années que j’insère ces Leçons américaines dans mes propres biblio suggérées aux étudiants. Publié en 1989 dans la collection Autour du monde de Gallimard, il est repris en 1992 en Folio – quoi demander de mieux ? On va nous faire croire que ça ne s’est pas vendu ? Gallimard contraint à ce que disparaissent du commerce tous les titres de Calvino d’abord publiés au Seuil, mais est incapable de veiller aux titres qui sont de sa responsabilité.

Rappel : en 1984, 16 ans avant l’an 2000 dont certains se rappelleront la symbolique que ce changement de millénaire nous inspirait, il est invité à donner 5 conférences à Harvard. Il travaillera ensuite à leur reprise, révision, achèvement, mais meurt à 62 ans, le 19 septembre 1985 avant d’en avoir terminé – le livre sera son premier livre posthume.

Cinq de ces conférences sont prêtes, rassemblées dans des dossiers paginés. Il en manque une sixième, qui devait pavoir pour titre Consistency, et porter sur Bartleby. On y rêvera toujours.

Tel qu’il est, cet ensemble fabuleux de Calvino s’intitule Leçons américaines, aide-mémoire pour le prochain millénaire. Le prochain millénaire, on y est, et l’aide-mémoire ce n’est pas du luxe pour les temps qu’on traverse.

Calvino a lui-même écrit à la main, en tête de son dossier, les six titres anglais de ses conférences :

SIX MEMOS FOR THE NEXT MILLENIUM

 1, lightness
 2, quickness
 3, exactitude
 4, visibility
 5, multiplicity
 6, consistency

Pas un écrivain aujourd’hui qui ne connaisse cette séquence de mots par coeur, et la dette qu’il en a. Mon préféré est à jamais le chapitre sur la vitesse, et dans Après le livre j’avais évoqué cet autre texte incroyable de Calvino (et désormais pareillement inaccessible) où dès 1971 il analyse comment de tailler leur roseau en biais pour les scribes aux tablettes d’argile de Mésopotamie, vers – 2300, en augmentant leur vitesse d’écriture devenue binaire, induit le passage de l’écriture iconique à l’écriture syllabique.

Mais essayez donc de trouver les Leçons américaines. Sous séquestre Gallimard, alors que c’est un titre qu’ils ont eux-mêmes publié, puis passé en poche, et traduction de Yves Hersant pas moins.

La littérature sous le rouleau compresseur des gros sous : rachat et dépeçage de Flammarion, levée de fonds avec le milliardaire LVMH, numérisation de leur fonds via argent public du CNL de titres qui ensuite ne sont même pas commercialisés, voilà comment on fait pour avoir une rue à son nom dans Paris.

Et qui trinque ? Pas moi, j’ai mon vieil exemplaire. Il m’arrive même, quand j’ai besoin de relire Calvino, dans la situation de massacre actuel, de le lire en anglais, n’ayant pas assez d’italien. Ceux qui trinquent, ce sont nos étudiants, qui ne pourront pas y accéder, c’est tant et tant de lecteurs qui ne sauront pas quel bonheur il y a à écouter Calvino parler écriture.

Ci-dessous, je reprends la deuxième moitié de la 3ème conférence : Exactitude. Calvino y parle de l’importance pour lui des Villes invisibles. Puis il analyse le rapport de son texte, via son chemin d’écriture, aux utopies de la ville, et reprend pour nous cette magnifique allégorie du damier d’échec, lorsque, après la victoire de votre adversaire, il est nu et sans pièces.

Mais allez voir comment de là Calvino passe à Francis Ponge, et l’hommage qu’il rend à Ponge. Et de Ponge à Wittgenstein, et de là aux Carnets de Léonard de Vinci.

Lire c’est ainsi : à cause de Martin Page, je relisais avant-hier les Leçons américaines, en revenant de Genève, invité par un autre bousculeur, Nicolas Nova. Je me souvenais du passage sur les Villes invisibles, mais plus du tout de ces lignes sur Léonard de Vinci. Et le lendemain même, me voici à Chambord dans le rêve même de Léonard (photo ci-dessus, ce matin à l’aube...).

Dans ce contexte de gâchis, on a quasiment le devoir moral désormais de rendre accessible en ligne la totalité des anciennes traductions Calvino mises sous séquestre. Que voulez-vous : la clique Gallimard, de plus en plus gros sur la patate.

FB

 

 

Italo Calvino | Combat avec la langue


Il est un autre symbole, plus complexe, qui m’a permis d’exprimer au mieux la tension entre la rationalité géométrique et l’enchevêtrement des existences humaines : la ville.

Si Les villes invisibles reste celui de mes livres où je crois avoir dit le plus de choses, c’est parce que j’ai pu concentrer en un unique symbole toutes mes réflexions, toutes mes expériences, toutes mes conjectures ; et parce que j’ai construit une structure à facettes où chaque court texte, côtoyant le voisin sans que leur succession implique un rapport causal ou hiérarchique, se trouve pris dans un réseau qui permet de tracer des parcours multiples et de tirer des conclusions ramifiées et plurielles.

Dans Les villes invisibles, toute notion et toute valeur apparaît double : même l’exactitude. À un certain moment, Kublai Khan incarne la tendance qu’a l’intellect à rationaliser, à géométriser, à algébriser, et il réduit la connaissance de son empire à une combinatoire de pièces sur un échiquier : les villes que Marco Polo lui décrit avec force détails, il les représente par telle ou telle disposition des tours, des fous, des cavaliers, du roi, de la reine, des pions, sur les cases blanches et noires. Au terme de l’opération, il lui faut conclure que l’objet de ses conquêtes n’est autre que le bout de bois sur lequel chaque pièce se pose : un emblème du rien... Mais alors se produit un coup de théâtre : Marco Polo invite le Grand Khan à mieux observer ce qui lui semble n’être rien :

... Le Grand Khan essayait de s’absorber dans le jeu : mais à présent, c’était le pourquoi du jeu qui lui échappait. Toute partie s’achevait sur un gain ou sur une perte : mais de quoi ? Quel était le véritable enjeu ? À l’échec et mat, sous le pied du roi enlevé par la main du vainqueur, il reste le rien : un carré noir ou blanc. À force de désincarner ses conquêtes pour les réduire à l’essentiel, Kublai était parvenu à l’opération terminale : la conquête définitive, dont les trésors en tous genres de l’empire n’étaient qu’enveloppes illusoires, se réduisait à un morceau de bois raboté.

Alors Marco Polo prit la parole : — Ton échiquier, sire, est une incrustation de deux bois : ébène et érable. Le morceau de bois sur lequel se fixe ton regard illuminé a été taillé dans un anneau du tronc qui s’était développé une année de sécheresse : vois-tu comment sont disposées les fibres ? On aperçoit ici un nœud à peine marqué : un bourgeon a tenté de sortir un jour de printemps précoce, mais la gelée nocturne l’a contraint à renoncer. Le Grand Khan ne s’était jusqu’alors pas rendu compte que l’étranger savait s’exprimer couramment dans sa langue, mais ce n’est pas de là que venait son étonnement. — Voici un pore plus gros : peut-être a-t-il été le nid d’une larve ; non pas d’un ver, qui à peine né aurait continué de creuser, mais d’une chenille qui a rongé les feuilles, et été cause qu’on a choisi cet arbre pour l’abattre... Ce bord-ci a été incisé par l’ébéniste avec une gorge, de manière à adhérer au carré voisin, plus saillant... La quantité de choses que l’on pouvait lire dans un petit morceau de bois lisse et vide submergeait Kublai ; déjà Polo en était venu à parler des forêts d’ébène, des trains de bois qui descendent au fil des rivières, des accostages, des femmes aux fenêtres...

En écrivant cette page, j’ai clairement compris que ma recherche de l’exactitude s’orientait dans deux directions différentes. D’un côté, la réduction des événements contingents à des schémas abstraits, permettant le calcul et la démonstration de théorèmes ; de l’autre, l’emploi de mots qui rendent compte avec la plus grande précision possible de l’aspect sensible des choses.

Mon écriture, en réalité, a toujours vu s’ouvrir devant elle deux routes divergentes, correspondant à deux modes différents de connaissance : la première traverse l’espace mental d’une rationalité désincarnée, où l’on peut tracer des lignes reliant des points, des projections, des formes abstraites, des vecteurs de forces ; suivre l’autre, à travers un espace rempli d’objets, c’est chercher à créer un équivalent verbal de cet espace en remplissant de mots la page, tout en s’efforçant d’adapter minutieusement l’écrit au non-écrit, à la totalité du dicible et de l’indicible. Aucune de ces deux pulsions vers l’exactitude ne sera jamais absolument satisfaite : dans le premier cas, parce que les langues naturelles disent toujours quelque chose de plus que les langages formalisés, et qu’en elles une certaine quantité de bruit trouble toujours l’essentiel de l’information ; dans le second cas, parce qu’en rendant compte de la densité et de la continuité du monde environnant, le langage se révèle lacunaire, fragmentaire, il en dit toujours moins que la totalité du monde sensible.

Hésitant sans cesse entre ces deux voies, je me précipite dans la première quand la seconde me paraît bien explorée, et vice versa. C’est ainsi que j’ai pratiqué tour à tour, au cours des dernières années, des exercices sur la structure du récit et des exercices de description (cet art aujourd’hui bien négligé). Tel un écolier auquel on aurait donné pour sujet de rédaction « Décris une girafe » ou « Décris le ciel étoilé », je me suis appliqué à remplir tout un cahier et j’ai tiré de ces exercices la matière de tout un livre. Intitulé Palomar, le livre existe désormais en anglais : c’est une sorte de journal, où l’on trouve de microproblèmes de connaissance, des pistes permettant d’établir des relations avec le monde, des usages gratifiants ou frustrants du silence et de la parole.

En explorant cette voie, j’ai senti toute proche l’expérience des poètes : je songe à Williams Carlos Williams, qui décrit les feuilles du cyclamen avec assez de minutie pour faire éclore la fleur que sa description met en forme, et qui confère à la poésie la légèreté de la plante ; je songe à Marianne Moore, qui dans la peinture de ses pangolins, de ses nautiles, comme de tous les autres animaux de son bestiaire, allie le savoir des ouvrages de zoologie aux significations symboliques et allégoriques qui font de chacun de ses poèmes une fable morale ; je songe à Eugenio Montale qui, pourrait-on dire, effectue la synthèse de l’une et l’autre méthodes dans Vanguilla, ce poème composé d’une seule et très longue phrase anguiforme, qui suit toute la vie de l’anguille et fait de l’anguille un symbole moral.

Mais je songe surtout à Francis Ponge, puisque ses petits poèmes en prose ont créé un genre unique dans la littérature contemporaine : le « cahier d’exercices », précisément, exercices d’un écolier qui doit d’abord s’entraîner à disposer les mots sur toute l’étendue des aspects du monde, et qui y parvient après une série de tentatives, de brouillons, d’approximations. Si Ponge est pour moi un maître sans égal, c’est parce que les courts textes du Parti pris des choses et des recueils orientés dans le même sens — qu’ils parlent de la « crevette », du « galet » ou du « savon » — offrent le meilleur exemple d’un poète qui se bat avec le langage pour le transformer en langage des choses, en un langage qui part des choses et nous revient porteur de toute la charge humaine que nous avons investie en elles. L’intention avouée de Francis Ponge était de composer, au fil de ces courts textes et de leurs variantes très élaborées, un nouveau De rerum natura ; nous pouvons reconnaître en lui, je crois, le Lucrèce de notre temps, qui avec l’impalpable pulvérulence des mots reconstruit le monde physique.

L’entreprise de Ponge consiste, me semble-t-il, à se placer sur le même plan que Mallarmé, mais dans une direction divergente et complémentaire : chez Mallarmé, la parole atteint l’extrême exactitude en touchant l’extrême abstraction et en désignant le rien comme substance ultime du monde ; chez Ponge, le monde prend la forme des choses les plus humbles, les plus contingentes, les plus asymétriques, et la parole est ce qui sert à rendre compte de l’infinie variété de ces formes irrégulières, si minutieusement compliquées. Pour l’un, la parole est le moyen d’atteindre la substance du monde, la substance ultime, unique, absolue ; la parole s’identifie à cette substance, plus qu’elle ne la représente (aussi est-il erroné de voir en elle un moyen) : il y a une parole qui ne connaît qu’elle-même, et hors de là n’est possible aucune connaissance du monde. Pour l’autre au contraire, l’usage de la parole est une incessante poursuite des choses, une approche non pas de leur substance, mais de leur infinie variété, un effleurement de leur surface multiforme et inépuisable. Comme disait Hofmannsthal : « La profondeur doit se cacher. Où cela ? À la surface. » Et Wittgenstein allait plus loin encore que Hofmannsthal : « Ce qui est caché ne nous intéresse pas. » Je ne serai pas si draconien : selon moi, nous sommes toujours à l’affût d’une chose cachée, ou simplement potentielle ou hypothétique, dont nous suivons à la trace l’affleurement à la surface du sol. Je crois que nos mécanismes mentaux élémentaires se répètent à travers toutes les cultures de l’histoire humaine, depuis que nos ancêtres du Paléolithique s’adonnaient à la chasse et à la cueillette. La parole relie la trace visible à la chose invisible, à la chose absente, à la chose désirée ou redoutée, comme une fragile passerelle jetée sur lé vide.

Aussi le juste emploi du langage, selon moi, est-il celui qui permet de s’approcher des choses (présentes ou absentes) avec discrétion, attention et prudence, en respectant ce que les choses (présentes ou absentes) communiquent sans le secours des mots.

De ce combat avec la langue, de cette poursuite de quelque chose qui échappe encore à l’expression, c’est Léonard de Vinci qui offre l’exemple le plus significatif : dans l’extraordinaire document que sont les carnets, l’on voit Léonard affronter la langue, une langue touffue et noueuse, à la recherche de l’expression la plus riche, la plus subtile, la plus précise. Les états successifs de l’idée traitée - que Francis Ponge finit par publier l’un derrière l’autre, parce que l’œuvre véritable consiste moins dans sa forme définitive que dans la série d’approximations permettant de l’atteindre — montrent bien, chez Léonard écrivain, quelles forces il engageait dans l’écriture en tant qu’instrument de connaissance, et combien il préférait, pour tous ses livres en projet, le procès de la recherche à l’achèvement d’un texte à publier. Parfois, les thèmes eux-mêmes ressemblent à ceux de Ponge, comme dans la série de petites fables que Léonard consacre à des objets ou à des animaux.

Prenons par exemple la fable du feu. Après un court résumé (vexé de se trouver placé sous l’eau d’une casserole, alors qu’il est l’« élément supérieur », le feu fait jaillir des flammes de plus en plus hautes, si bien que l’eau portée à ébullition déborde et l’éteint), Léonard déroule sur trois colonnes parallèles trois versions successives, toutes incomplètes, ajoutant chaque fois quelque détail, décrivant comment une petite braise livre passage, par les interstices du bois, à une flamme qui crépite et se gonfle ; mais il ne tarde pas à s’interrompre, comme s’il comprenait qu’il n’est pas de limite à la minutie avec laquelle on peut conter la plus simple des histoires. À elle seule, la manière dont le feu s’allume dans la cuisine peut donner lieu à un récit dont le développement interne se poursuit à l’infini.

Léonard, qui se présentait lui-même comme le contraire d’un lettré (« omo senza lettere »), avait un rapport difficile au langage écrit. Personne au monde n’était plus savant et plus sage, mais son ignorance du latin et du grec l’empêchait de communiquer par écrit avec les doctes de son temps. Sans doute se sentait-il capable de fixer dans le dessin, mieux que dans la langue, une large part de son savoir. (« O scrittore, con quali lettere scriverai tu con tal perfezione la intera figurazione quai fa qui il disegno ? » — Où trouveras-tu, toi qui écris, des lettres qui figurent aussi parfaitement tout ce que le dessin figure ici ? demandait-il dans ses carnets d’anatomie.) Et ce n’est pas seulement la science, mais aussi la philosophie qu’il était convaincu de mieux transmettre par la peinture et le dessin. Reste qu’il éprouvait constamment le besoin d’écrire, de recourir à récriture pour explorer le monde, ses secrets, la diversité de ses manifestations, comme pour donner forme à ses propres rêveries, émotions ou rancœurs. (Ainsi, lorsqu’il s’en prend aux lettrés, tout juste capables selon lui de répéter ce qu’ils ont lu dans les ouvrages d’autrui, à la différence des « inventeurs et interprètes entre la nature et les hommes », au nombre desquels il se range.) De sorte qu’il s’est mis à écrire de plus en plus : au fil des ans il a cessé de peindre, sa pensée a pris la forme de l’écriture et du dessin, et comme si dessins et mots poursuivaient un unique discours, il a rempli des carnets entiers de son écriture maladroite et spéculaire.

Au feuillet 265 du Codice Atlantico, Léonard commence par rassembler des preuves à l’appui de sa thèse sur la croissance de la terre. Après les villes englouties, que le sol a avalées, il évoque les fossiles marins trouvés au sommet des montagnes et, en particulier, certains ossements qu’il attribue à un monstre marin d’avant le Déluge. Son imagination, en cet instant, a dû être fascinée par le spectacle de l’énorme animal fendant les flots. Toujours est-il qu’il retourne la feuille et, pour fixer l’image de la bête, s’efforce à trois reprises de formuler une phrase qui rende tout le merveilleux de la scène.

O quante volte fusti tu veduto in fra l’onde del gon- fiato e grande oceano, col setoluto e nero dosso, a guisa di montagna e con grave e superbo andamento !

Que de fois t’a-t-on vu entre les vagues dont se gonfle le vaste océan, le dos noir et hérissé de soies, pareil à une montagne, l’allure majestueuse et superbe !

Puis Léonard, soucieux d’animer Xandamento du monstre, ajoute le verbe volteggiare :

E spesse volte eri veduto in fra l’onde del gonfiato e grande oceano, e col superbo e grave moto gir vol- teggiando in fra le marine acque. E con setoluto e nero dosso, a guisa di montagna, quelle vincere e sopraffare !

Et bien des fois te vit-on entre les vagues dont se gonfle le vaste océan, la nage superbe et majestueuse, virevoltant dans les eaux marines. Et ton dos noir et hérissé de soies, pareil à une montagne, te donnait la suprématie et la victoire !

Mais volteggiare atténue, lui semble-t-il, l’impression d’imposante majesté qu’il veut susciter. Il choisit alors le verbe solcare et modifie toute la construction, avec un sens littéraire très sûr, pour donner au passage plus de densité et de rythme :

O quante volte fusti tu veduto in fra l’onde del gon- fiato e grande oceano, a guisa di montagna quelle vin- cere e sopraffare, e col setoluto e nero dosso solcare le marine acque, e con superbo e grave andamento !

Que de fois te vit-on, entre les vagues dont se gonfle le vaste océan, obtenir telle une montagne la suprématie et la victoire, ton dos noir et hérissé de soies sillonnant les eaux marines, l’allure superbe et majestueuse !

À suivre cette apparition, qui semble presque symboliser la force solennelle de la nature, on entrevoit comment fonctionne l’imagination de Léonard. Si je vous offre cette image au moment où s’achève ma conférence, c’est pour vous permettre de la conserver le plus longtemps possible en mémoire dans toute sa mystérieuse limpidité.

 

© succession Italo Calvino & éditions Gallimard, livre interdit, traduction Yves Hersant, 1989…


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1ère mise en ligne et dernière modification le 18 mai 2014
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