la page du dimanche | Alberto Manguel

chaque dimanche, une page singulière de littérature (et le nom de l’auteur la semaine suivante)


Avec beaucoup de respect, cette ouverture d’un livre devenu fétiche à de nombreux d’entre nous : Journal d’un lecteur, d’Alberto Manguel, Actes Sud 2002, repris en poche chez Babel... Et d’y relire, à sa suite, L’île du docteur Moreau, Don Quichotte, Les Lettres à un jeune poète, Les Affinités électives ou Le Signe des quatre . Et merci à J-L T. qui me l’a fait connaître, il y a deux ans.

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Il y a des livres que nous parcourons dans l’allégresse, oubliant chaque page lue sitôt tournée la suivante ; d’autres que nous lisons avec révérence, sans les oser ni approuver ni contester ; d’autres qui se bornent à nous renseigner et excluent d’avance nos commentaires ; d’autres encore que, parce que nous les aimons si fort et depuis si longtemps, nous ne pouvons que répéter, mot à mot, car nous les connaissons, au sens propre, par cœur. Et il y en a beaucoup encore qui tiennent de tous ceux-là et qui, au lieu de susciter le silence (respectueux ou ravi), nous aiguillonnent, nous prennent aux épaules, exigent de nous que nous réagissions par une opinion, une réflexion, une question, un souvenir, un désir.

La lecture est une conversation. Des fous se lancent dans des dialogues imaginaires dont ils entendent l’écho quelque part dans leur tête ; les lecteurs se lancent dans un dialogue similaire, provoqué par les mots sur une page. Si, le plus souvent, la réaction du lecteur n’est pas consignée, il arrive aussi qu’un lecteur éprouve le besoin de prendre un crayon et de répondre dans les marges d’un texte. Ce commentaire, cette glose, cette ombre qui accompagne parfois nos livres préférés transpose le texte en un autre temps et une autre expérience ; il prête de la réalité à l’illusion qu’un livre nous parle et nous incite (nous, ses lecteurs) à exister.

Voici quelques années, après mon cinquante-troisième anniversaire, j’ai décidé de relire quelques-uns de mes vieux livres préférés et j’ai été frappé, une fois de plus, par la façon dont leurs univers d’autrefois, dans leur complexité et la multiplicité de leurs strates, me semblaient refléter le triste chaos du monde dans lequel je vis. Tel passage d’un roman illuminait soudain un article d’un quotidien ; telle scène rappelait un épisode à demi oublié ; tel mot déclenchait une longue réflexion. J’ai décidé de garder une trace écrite de ces instants.

Dans un souci de structure, ou d’ordre (ou de tout échafaudage imaginaire dont nous choisissions d’étayer notre imagination), il m’est apparu que, si je relisais un livre par mois, je pourrais mener à bien, en un an, quelque chose qui tiendrait à la fois du carnet intime et du recueil de citations : un ensemble de notes, réflexions, impressions de voyage et descriptions d’amis et d’événements publics ou privés, le tout suscité par mes lectures. J’ai dressé une liste de ce que seraient les livres choisis. Il me paraissait important, pour l’équilibre, qu’il y eût un peu de tout. (Comme je suis, c’est le moins qu’on puisse dire, un lecteur éclectique, cette exigence ne fut pas difficile à satisfaire.)

La lecture est une tâche confortable, solitaire, lente et sensuelle ; l’écriture aussi possédait jadis certaines de ces qualités. Ces derniers temps, néanmoins, la profession d’écrivain a acquis des caractères propres à celles de commis voyageur ou d’acteur du répertoire, et l’on attend des écrivains qu’ils se produisent en représentations uniques dans des lieux reculés pour y chanter les mérites de leurs propres livres en lieu et place de balais)brosses ou d’encyclopédies. Ces obligations sont la cause principale des voyages qui, tout au long de mon année de lecture, m’ont entraîné dans tant de villes différentes, d’où j’aspirais pourtant à rentrer chez moi, dans ma maison d’un petit village de France, où se trouvent mes livres et mon travail.

Des savants ont imaginé qu’avant la naissance de l’Univers existait un état de potentialité où le temps et l’espace se trouvaient en suspens, « dans un brouillard de possibilités », selon la formule d’un commentateur, jusqu’au big-bang. Une telle existence latente ne devrait étonner nul lecteur, pour qui tout livre existe comme en rêve jusqu’à ce que les mains qui l’ouvrent et les yeux qui le parcourent en éveillent les mots.