Dubuffet | les gens sont bien plus beaux qu’ils croient

Francis Ponge peint par Dubuffet


note du 30 janvier 2011
Ponge réouvert pour la reprise des cours à Poitiers, reprise de cet article.

note initiale
Ce texte inédit en français a été écrit à l’occasion de la présentation à Lausanne de la collection Beyeler, comportant le portrait de Ponge par Dubuffet : Ponge feu follet noir, et publié dans le numéro spécial de la revue Du, Zürich, décembre 1997, dans une traduction de Nicola Volland. Les cinquante potraits d’écrivains peints par Dubuffet n’ont plus jamais été rassemblés depuis 1947.

 

Ponge feu follet noir (à propos des 47 portraits d’écrivains de Dubuffet)


En 1947, une exposition rassemble cinquante portraits d’écrivains par Dubuffet, première unique dans notre histoire d’un retour de la peinture vers la littérature, en produisant d’elle une image collective et excessive. Cette exposition n’a jamais été reproduite ni sauvée dans son ensemble.

On croit que la peinture reste, qu’elle est de la nature des écrits, et pas de l’éphémère, comme la représentation de théâtre ou l’interprétation de musique. Mais en se faisant événement, en se présentant dans une exposition elle-même théâtre symbolique d’un geste, l’oeuvre se détache des toiles singulières et se constitue comme telle par cet événement aussi éphémère que le théâtre, dimension aussitôt détruite simplement parce qu’en est dispersée la base matérielle.

Voilà un portrait de Francis Ponge, et qui ne dit plus rien, avec lui (que par l’écho de son titre étrange, Ponge feu follet noir) de la proclamation publiée un jour d’octobre 1947 à Paris : Les gens sont bien plus beaux qu’ils croient. / Vive leur vraie figure / à la galerie Drouin / 17, place Vendôme / PORTRAITS / à ressemblance extraite, / à ressemblance cuite et confite dans la mémoire, / à ressemblance éclatée dans la mémoire de / Mr. JEAN DUBUFFET / Peintre.

Qu’il y eut scandale n’est pas une garantie suffisante de la solidité de ce qui s’expose, et donc d’une légitimité à sauver, isoler du temps qui passe l’événement, empêcher sa dispersion. C’est seulement ensuite qu’on s’aperçoit que l’oeuvre était dans le rassemblement autant que dans la réalisation singulière. Peut-être le peintre lui-même ne put le savoir : entre la composition des portraits et l’exposition, il fait un premier voyage au Sahara, et y retourne dès l’exposition finie. Avant celle-ci, comme ensuite, il rassemble son travail dans ces boucles avec titre et proclamation associée, puisque les portraits suivent le Prospectus aux amateurs de tout genre (inclut L’art est à la portée de tout le monde) suivi des notes pour les fins lettrés qui sont encore aujourd’hui comme de prendre une bonne douche mentale, se secouer bien la tête pour regarder neuf (Un chien qui parle / Art et plaisanterie / La grande noce / Congé aux seins et aux fesses / Plutôt pas de don / Trop d’efforts / À l’homme du commun la timbale) tandis qu’après viendront les Positions anticulturelles qui font pendant aux portraits puisqu’ils sont paradoxalement ceux des plus enragés lettrés du temps (Léautaud qui voudra percer la toile avec son parapluie, Henri Calet, Georges Limbour, Antonin Artaud et Henri Michaux, André Dhôtel et bien sûr Paulhan) : Je porte quant à moi haute estime aux valeurs de la sauvagerie : instinct, passion, caprice, violence, délire [...] J’ai dit que ce qui de la pensée m’intéresse n’est pas le moment où elle se cristallise en idées formelles mais ses stades antérieurs à cela [...] La peinture est langage beaucoup plus spontané et beaucoup plus direct que celui des mots : plus proche du cri, ou de la danse. C’est pour se rendre là que, paradoxalement, Dubuffet en appelle, pour la pose, la matière, à ceux qui se sont risqués là par les mots plutôt que le peindre (hors Fautrier), et s’y sont risqués avec excès. Francis Ponge, qu’on le dise Ponge feu follet noir ou, sous un autre portrait, Ponge plâtre meringué, c’est celui qui venait de rassembler dans Le parti pris des choses des textes écrits vingt ans plus tôt, focalisant durement les mots sur l’objet (le cageot, le pain, le savon), continuant avec âpreté dans cette seule direction, mais écrivant, dans Introduction au galet : Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures.

En 1947 s’obstinant dans sa recherche unique, Ponge commence un nouveau non-livre, un livre à l’envers : Méthodes sera l’inscription à rebours de tout ce qui s’interpose entre lui et le livre possible, recommencements, impasses. Les premiers textes de Méthodes sont datés de Sidi-Madani en décembre 1947 tandis que Dubuffet en ce moment est parti peindre dans le désert touareg. Et puis une suite de jours, du 9 mars au 4 avril 1948, avec reprises en mai, août et septembre, dans une chambre à ne rien parler d’autre, que du verre d’eau : source bue de mémoire // désaltère les sobres // translucide réceptacle..., voilà qui est le feu follet noir (ou bien le plâtre meringué) modèle de Dubuffet entre Léautaud, Henri Michaux juste après la publication d’Épreuves, exorcismes, André Dhôtel avant Le pays où l’on n’arrive jamais, Paulhan, Limbour et les autres, Artaud qui publie Van Gogh suicidé de la société, écrit Pour en finir avec le jugement de Dieu et dans cinq mois va mourir.
Léautaud sorcier peau-rouge, Bertelé chat sauvage, Édith Boissonnas démon tibétain, Ponge plâtre meringué, Limbour façon fiente de poulet, Tapié grand-duc, Dhôtel velu aux dents jaunes, Fautrier araignée au front, Fautrier vieille femme, Michaux façon momie, Tapié petit théâtre de rides : l’inventaire des titres montre bien ce travail de l’instantané, et non pas de métaphore ou d’allégorie.

Ce qu’il y a du corps et de la danse au dedans de ceux qui prétendent à usage du mot séparé de l’atonie littéraire (Ponge qui dit : Donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes). Et donc tant pis pour le gonflement du ventre et le nez à pointe, la dissymétrie chez Ponge des oreilles, la braguette niée ou ces drôles de rides en rond sur les yeux : les drôles de nez, les grosses bouches, les dents plantées de travers, les poils dans les oreilles, je ne suis pas contre ça, Dubuffet devait leur dire en face, le dire à Ponge qui s’obstina vingt-quatre ans pour passer du galet au verre d’eau, leur dire que les gens qui ont une étoile ou un arbuste ou une carte de bassin fluvial au travers de la figure ça m’intéresse bien mieux, mais qu’est-ce qu’on porte d’étoile ou d’arbre, de bassin fluvial quand sa figure on la noie comme Michaux ou Artaud dans l’excès des pages, ce qui s’écrit à l’intérieur de la figure et qui est la danse et le corps jetés dans l’art des mots, même transparents comme verre d’eau, même dans l’altière sobriété transparente de ce rien qu’on cherche : Pour mes portraits j’aime bien donner à mes personnages le plus possible un petit air de fête — ce qui m’intéresse c’est leur fête propre à chacun bien sûr, leur spécialité personnelle de fête.

La fête au-dedans, et cette drôle de proclamation dans Causette accompagnant l’exposition : trouver des personnages aussi merveilleux que possible parce que ça m’entraîne, ça m’excite, mais ni Ponge, Limbour ni Michaux ne sont hommes du merveilleux, d’une austère entreprise plutôt et capable de toute radicalité, le mot étrange c’est cette appropriation qui les nie, puisque elle signifie dépossession commune : ça m’excite. Et ce n’est pas à la légère, puisque Dubuffet ajoute aussitôt : quand je n’aurai plus besoin d’excitant, alors je traiterai de petits comptables, concierges ou retraités. C’est bien cela qui n’a jamais été posé comme rejointement, et que ce portrait maintenant isolé de Francis Ponge oblige de rassembler : en décidant d’affronter ce qui dans la peinture va au-delà des mots (provoquer la pensée ou — si vous voulez — la voyance) , mettre sur sa scène de théâtre, comme en Chine on a pu enterrer ainsi toute une armée de terre cuite (ressemblance cuite et confite), les plus hauts soldats des mots qui en ont accepté l’expérience, pour alors quoi sinon ce mot ça m’excite ? Dubuffet n’a jamais peint de comptables et de concierges, pas besoin, puisque c’est par cette part-là aussi de l’homme ordinaire, avec les poils dans les oreilles, qu’il attrape ses modèles (Ponge dans Ponge feu follet noir est manchot, pas d’autre main au poète que celle qui écrit). Peut-être alors faut-il se souvenir de cette phrase sur les petits comptables en regardant deux autres toiles plus tardives de la collection Beyeler : Le voyageur égaré de 1950 et L’automobile à la route noire de 1963 : le peintre savait désormais marcher dans le monde ordinaire, et y garder son cri.

En 1947, Michaux ni Ponge n’étaient traités autrement que Dubuffet (quant à Artaud, ce qu’il écrit cette fin d’octobre c’est koerman / ta / radaborsta / taborsta / radaborsta / sanda pan / Nous ne savons rien de la vie, nous) : scandaleux manieurs de mots, petits bonshommes aux yeux de la norme. Les portraits rassemblés ont été dispersés, même pas un livre qui refasse le simulacre de l’exposition, avec le texte Causette en regard : un petit bêta de yacht de régates ça ne m’intéresse pas comme un sale chalutier plein de morues. Les sales chalutiers d’écrivains que Dubuffet peint en 1947 sont ceux qui forment les outils d’écriture qui mènent la langue aujourd’hui, mais ça ne pouvait pas se savoir. Une signification globale à cette as-semblée des portraits aurait une autre lisibilité maintenant, à cinquante ans de distance, de ceux qui passent ou établissent (Léautaud, Paulhan) à ceux qui annoncent et rompent (Artaud, Ponge, Michaux), qu’on les fasse en momie ou bien velu aux dents jaunes : refaire aujourd’hui l’exposition de 1947 des portraits de Dubuffet, tant de grands morts, qui éditorialement s’y risquera ?

Le portrait de Francis Ponge intitulé Ponge feu follet noir doit témoigner, par l’importance de la figure maintenant tutélaire du poète, de cette bascule dans l’oeuvre de Dubuffet, d’un recours à ceux des mots pour conférer à son travail de peindre excès de langage dans le territoire même (donc d’abord signifiant) traditionnellement dévolu aux poètes seuls. Cela n’a pu se dire, il était bien trop tôt, dans l’événement que le peintre lui-même avait décidé, l’exposition avec proclamation : Plus beaux qu’ils veulent. Beaux malgré eux. Affirmer donc par la négative que faux est pour les poètes de croire à un lieu de beauté réservé pour eux hors du corps et séparé de lui par ce qu’on jette sur la page : exigence qui vaut pour aujourd’hui toujours. Tableau donc qui doit aussi incarner pour nous cet effet provisoire de foule, la totalité de portraits dressée vingt-quatre jours durant, du 7 au 31 octobre 1947, de l’armée des hommes de mots, cuite et confite, pour la bascule d’un seul, qui s’en irait ensuite au désert. La spécialité personnelle de fête assignée à Ponge pour convoquer la fête dis-parue, de tableaux qui n’auraient pas dû être séparés, pour ce que nous cherchons aujourd’hui encore dans la combinaison des mots, et ce qu’ils cherchent à désigner qui toujours échappe, parce que c’est de soi-même dans l’instant qu’il s’agit : Ce n’est pas d’être homme d’exception qui est merveilleux, c’est d’être un homme (Dubuffet, 1946), une certaine vibration de la nature s’appelle l’homme (Ponge, 1944). Nous n’aurons jamais assez de portraits, pour nous chercher nous-mêmes.

On ne saura jamais rien de plus de cette fête possible, par le peintre entrevue, l’éphémère rassemblement de ces portraits, deux ans d’une vie d’homme, une tentative au centre même de la poésie, qu’elle n’a pas entendu : leurs chemins à tous étaient trop solitaires.


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1ère mise en ligne 29 juin 2006 et dernière modification le 9 octobre 2013
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