37 | les soirs à Moscou, Oktobrskaïa Plochad

tags : URSS, Moscou, 1978, Roland Barbier


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et devenu assez massif, mais non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

37. Les soirs à Moscou, Oktobrskaïa Plochad


Moscou, 1978, de mi juillet à mi octobre : ne pas savoir qui on était intérieurement, partir à la recherche de qui on était intérieurement, n’avoir pas tant d’intérêt que ça pour qui on pouvait être intérieurement, avoir encore pourtant des fils à détacher avec qui on pouvait être intérieurement, mais avoir plutôt conscience de l’inverse : ce qui est vivant en toi, ce qui est fragile en toi, ce qui te garde dans le chemin, ce qui t’écarquille les yeux sur l’éblouissant devant quand tu chasses des bras tout ce que tu as pu bâtir depuis (je parle des livres) pour te concentrer sur ce qui vient, tu sais bien que cela te relie à qui tu étais intérieurement — et pourtant tu ne vois pas en lui, et lui-même tu ne le vois pas, d’ailleurs tu n’as aucune photo sinon celle arrachée de ton passeport quand il avait été périmé et qu’il avait fallu le rendre (comme on était lesté d’argent à dépenser sur place, roubles dits non convertibles, tu avais acheté un appareil photo Zenith, enroulé une pellicule de 26 poses et photographié l’hôtel, ta chambre, toi, puis la Moskva sous le haut contrefort du Kremlin mais tu ne l’avais jamais fait développer, la pellicule, et un peu plus tard donné l’appareil), mais il te reste, pour te placer derrière les yeux de qui tu étais intérieurement, la possibilité très lacunaire et opaque, comme une nuit — même si c’était une nuit claire, avec des franges joyeuses, et l’usine une grande curiosité — avec des éclats de lumière, et ce que tu vois c’est cette immense salle de restaurant au rez-de-chaussée de l’hôtel, où les repas duraient trois heures mais la petite frange des hébergés pour raison de service, c’était notre cas (Barbier l’ingénieur mangeait dans sa belle famille, mais on avait avec nous un ajusteur et un câbleur, je ne dînais pas tous les soirs avec eux deux, ils s’autosuffisaient l’un à l’autre et, comme c’était leur vie de toujours et pour toujours, s’y étaient acclimatés, n’avaient pas vraiment goût ni attention pour la ville), on avait une petite salle en bout où le service était relativement plus rapide, on s’en tirait en moins d’une heure, dans la grande salle un orchestre jouait et ce n’était ni original ni emballant, pour eux la musique c’était comme la machine à souder pour mon ajusteur et mon câbleur, quelque chose qu’il fallait faire mais je me souviens qu’on avait fini par discuter, leurs trois mots d’anglais et mes trois mots de russe, le guitariste et un autre étaient montés dans ma piaule on avait écouté sur mon mini Telefunken François Jeanneau et Henri Texier, ce sont les noms qui me reviennent, au départ je leur avais laissé les cassettes, et donc ces temps — ce qu’on mangeait je ne saurais le préciser sinon qu’on avait soupe en entrée, mais les autres restaurants ouverts aux non Russes c’était encore bien pire pour l’ambiance et la durée —, c’est cette attente contrainte qui me sert de passerelle, la résonance de la grande salle et son lustre dans l’attente du service, puis remonter ensuite dans les étages, à chaque bout de couloir une dame en général âgée et enveloppée immobile près du samovar et tu en prenais une tasse avant dans la chambre de rentrer lire, hôtel Oktobrskaya près de la place Oktobrskaïa Plochad, un peu plus de trois mois comme ça arrivés juillet et quand reparti ça sentait déjà l’hiver.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 janvier 2022
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