#histoire #06 | Promenades avec Claire

Première promenade

L’automne installait ses rousseurs. Nous décidâmes de marcher le long du canal sur l’ancien chemin de halage, aménagé pour les randonneurs à pied ou à bicyclette. Le sol y est plat et Claire manquait encore d’assurance pour fouler un terrain accidenté. Elle avait troqué sa canne anglaise pour un bâton de marche, acquis lors d’un ancien cheminement vers Saint Jacques de Compostelle, et s’accrocha à mon bras. Nos premiers pas furent courts, prudents. Claire avançait un pied, s’assurait qu’il était bien posé, droit devant. Elle prenait alors résolument appui sur lui, avant d’oser soulever l’autre et de le porter en avant du premier. Son bâton la sécurisait. L’assurance lui venant, la taille de ses pas s’agrandissant, nous atteignîmes un banc. J’aidai Claire à se plier pour s’asseoir et pris place à côté d’elle. Nous reprîmes haleine et devisâmes gentiment sur les couleurs des feuilles des platanes, qui bordent les deux rives du canal. Elles avaient commencé à virer au jaune. Le soleil, encore haut en ce début d’après-midi, les caressait, les dorait en transparence, les faisait miroiter. Elles frissonnaient au léger vent. Nous écoutions leur murmure, trop heureux que leurs chuchotements nous évitent de parler de ce qui, nous le savions, nous préoccupait l’un et l’autre. Le retour vers la voiture fut laborieux et silencieux. Claire était fatiguée, ou triste, ou les deux.

Deuxième promenade

La marche de Claire s’étant nettement améliorée, nous cheminâmes jusqu’à la maison éclusière qui faisait guinguette. La température était encore douce, bien que la saison avançât. Une brume légère montait du canal, prémisses des brouillards de l’hiver. Les rayons bas du soleil la nimbaient par en dessous. Dorée au niveau de l’eau, elle blanchissait en montant avant de se dissoudre dans les feuillages jaunes et bruns des platanes. Le rouge sang d’un sumac vivifiait le décor. Nous nous installâmes dehors et passâmes commande : thé de Chine fumé pour Claire, thé vert pour moi. « Le canal sera bientôt curé, nous expliqua notre hôtesse. On trouvera, une fois de plus, toutes sortes de choses sur son fond : réfrigérateurs, bicyclettes… Que fera-t-on faire des poissons ? Déplacer les petits ne présente pas une difficulté insurmontable, mais les gros, les silures ? Car figurez-vous qu’il y a désormais des silures dans le canal latéral à la Garonne et qu’ils sont énormes ! » Une pénichette passa, qui fit diversion. Son pilote nous gratifia d’un élégant coup de chapeau. Fut-ce le canal ou la péniche ? Nous parlâmes de Georges Simenon. C’était un terrain glissant. D’un accord commun et tacite nous changeâmes le cours de notre conversation. Nous nous séparâmes paisiblement.

Troisième promenade

Elle eut lieu un dimanche de printemps. Une fois encore, nous prîmes les bords du canal et nous arrêtâmes à notre guinguette pour déjeuner. L’air était tiède sous un ciel laiteux, quand, brusquement, le soleil perça ce blanc et se braqua sur notre table. Les verres se mirent à étinceler, la main de Claire, dont les contours se firent plus nets sur le rouge de la nappe, sembla plus assurée. Je levai les yeux, avide de lire l’effet de cette subite lumière sur mon amie. Allait-elle enfin aborder le sujet qui occupait nos pensées ? Je la vis hésiter : son front se fronça, ses lèvres s’entrouvrirent. Elle renonça. Tout redevint tranquille dans sa physionomie. Ses yeux, qui avaient viré au gris, reprirent le bleu que je leur connaissais entre les bandeaux de ses cheveux cendrés. Ses joues gardèrent un petit moment le rose de l’émotion. Je respectai son trouble. Je me dis, à ce moment précis, qu’elle m’était de plus en plus chère. Nos interrogations, que je savais communes, étaient gages d’une affection durable. L’heure de nous en ouvrir l’un à l’autre n’était toujours pas venue. Nos confidences portèrent sur les charmes de l’automne et sur le contenu de nos assiettes. Cela suffit ce jour-là à notre complicité.

Quatrième promenade

S’il est bien un endroit où marcher dans la touffeur de l’été, c’est sur les bords du canal ; ils sont ombragés. Je n’avais pas osé, ce jour-là, proposer une promenade à Claire, craignant qu’elle acceptât de m’accompagner dans le seul but de me faire plaisir. Cette idée ne me plaisait pas. Je m’y rendis donc seul. Ma déambulation fut lente et contemplative. Quand, arrivé à la guinguette, je trouvai Claire installée à notre table habituelle. Ce hasard en était-il un ? Mes pas m’avaient porté vers elle, qui, sans que je le sache, m’attendait. L’amitié est chose mystérieuse. À la découvrir là, sous son chapeau de paille, dans sa robe d’un bleu franc qui allait si bien à la détermination de son regard, à son sourire ineffable, je sus que le moment était arrivé. Elle était prête. C’était à elle de mettre sur le tapis la première carte. C’est ce qu’elle fit.

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

2 commentaires à propos de “#histoire #06 | Promenades avec Claire”

  1. On a très envie de savoir la fin de ces merveilleuses promenades , tout y est , le décor « proustien », le canal , la délicatesse des couleurs et des regards, tout en demi-ton . Nous cheminons doucement avec les personnages qu ‘au moment où … « Elle était prête. C’était à elle de mettre sur le tapis la première carte. C’est ce qu’elle fit. »
    Bravo!