
Je suis entrée sans bruit par une porte qu’on pousse du coude, quand on a les mains pleines. J’ai appris à doser le geste. Trop fort, elle claque, trop faible, elle se coince ou referme. J’ai la mesure. Il fait nuit encore. Le bâtiment ronronne comme un animal endormi, les escaliers ont cette lueur mate des lieux fraichement nettoyés. Je marche sans que personne ne m’attende. Sans que personne sache l’heure exacte de mon arrivée. C’est une liberté étrange, de celles qu’on n’annonce pas, Je traverse les couloirs, ils me connaissent ils ne parlent pas mais me reconnaissent au bruit de mes clés, à mon pas, au balai que je fais glisser sans heurt. Les bureaux attendent, il y a de la vie dans ces lieux froids pour celui qui suspend son regard aux photos encadrées, sourires d’enfants, vacances dorées, plages inondées de soleil, odeurs de sable chaud, de glaces fondantes, de mer et d’été, congés payés, paysages lointains, visages chers capturés en argentique noir et blanc, maisons d’enfance, souvenirs cachés dans les sous-bois, senteurs de champignons, d’humus, d’automne. Ces instants figés par la photographie se meuvent sur l’écran a de l’ordinateur allumé non stop, un avatar de pulsations de vie. Ni les images animées ni celles immobiles, confinées dans leurs cadres, ne peuvent franchir le seuil du passé. Elles demeurent solidifiées dans un temps révolu, observées par ceux qui continuent à vivre au présent. Je traverse la ville avant qu’elle ne s’éveille. Les vitrines sont encore éteintes, les trottoirs lavés de frais. Je marche sans hâte, les mains dans les poches, le regard posé sur les lignes du sol. Les meilleurs jours, je ne croise personne avant huit heures. Je suis entrée par la porte latérale, celle qui ne grince plus depuis qu’on a changé les gonds. Le couloir est long, les murs pâles. Je connais chaque tâche, chaque reflet. Je commence par les escaliers, toujours. C’est une habitude. Le seau, les gants, les gestes répétés. À onze heures, je suis ailleurs. Je change de rôle, juste une permutation. Les gens me posent des questions je leur réponds, c´est mon travail. Je range. Je veille. Il y a dans chaque geste une manière d’habiter l’instant sans s’y imposer, un pied dans le vide et l’autre sur rien. Je lis tout ce qui passe entre mes mains, le latin, langue que j´ignore dont les sonorités m’enchantent, des livres de géographie, d´histoire, des romans. Il y a une sorte de silence dans les phrases des écrivains, une absence que j’ai faite mienne. Ici les bruits sont différents, les visages aussi. On me demande des titres, des livres que je n’ai pas lus, des auteurs que je ne connais pas. Je les cherche, je les tends sans commentaire. Il y a une forme de paix dans ce travail, une paix qui ne dépend pas de moi. Je bois mon thé dans une tasse sans anse. Elle est ébréchée, je la préfère ainsi. Elle tient mieux dans la main. Je note parfois des phrases dans un carnet, des phrases qui ne viennent de nulle part. Je ne sais pas si elles sont à moi. Le soir, je retourne là où tout a commencé. Les couloirs sont vides, les salles aussi. Je nettoie ce qui a été sali, je range ce qui a été déplacé. Je ne laisse pas de trace.
Les livres ne demandent rien. Je les ouvre, je les ferme. Je les garde parfois trop longtemps. Je les oublie dans mon sac. Je n’ai pas toujours fait ça. Mais maintenant, oui. Parfois, on m’adresse un compliment. Il vient toujours trop tard, ou trop tôt, ou sans intention véritable. Je ne retiens que les phrases qui n’ont pas été dites. Je suis celle qu’on oublie, qu’on remplace, qu’on croise sans y penser. Je ne suis pas visible. Mais je suis partout. Les escaliers, les plateaux, les rayonnages. Je fais ce qui doit être fait et disparais. Je garde les objets. Pas les grands, les petits, les oubliés. Une cuillère tordue, un stylo sans encre, une carte postale jamais envoyée. Je les ramasse, sans intention, une pince à cheveux cassée, un gobelet où l’on lit encore le nom d’une entreprise disparue, un gant solitaire, un bâton de rouge à lèvres rose vif. Je les empile dans mon tiroir. Les mots que je ne dis pas s’accumulent aussi. Il m’arrive de parler seule par mégarde, pour alléger l’espace, pour que le vide ne devienne pas trop lourde à porter pour faire place au cadre vide. Ma gorge garde certains mots, bloqués là pendant des jours. Ils sont trop envahissants, trop capiteux, trop riches, trop sensuels, inconnus, écrasants. Il y a des phrases que je n’ai jamais prononcées par volonté, oubli, désintérêt, crainte. Une fois, j’ai voulu dire « je vous admire » à une personne qui était dans un groupe. Je n’ai pas osé. J’ai senti que les autres ne comprendraient pas. Ce verbe traîne dans mes gestes, entre mes doigts quand je tends un livre, le reprends, l’époussette, l’enregistre, le pose sur la pile à ranger. Les autres, je les croise plus que je ne les connais, il y a une réciprocité, des vies parallèles. Certains me parlent sans me regarder, d’autres me saluent par automatisme ou avec mollesse. Je suis une présence neutre non intrusive je suis leur paysage quotidien l’égale de la porte automatique des bruits du distributeur à boissons de la climatisation ou du volet roulant bientôt remplacée par une intelligence artificielle. Certains jours, apparaît un grain de sable qui grippe la machine. Une femme me montre une photo de son chien disparu, un enfant me donne un dessin avec un grand sourire, un homme me dit : « Vous êtes bienveillante». Surprise, je ne réponds rien. Par peur de l’oublier, je le note dans mon carnet. Je vis avec les objets, les mots en suspens, les visages entrevus, les couleurs de mes multiples attentes, le bruit en toile de fond, ce bourdonnement caractéristique des mégapoles, une symphonie chaotique de la mobilité contemporaine, pouls frénétique de la ville. Je n’ai pas besoin de plus. Le monde se fabrique comme ça dans les plis, dans les bords, dans les corps humains matières composites humides, sèches, friables, usine biochimique de fluides qui entretiennent la vie organique complexe, fragile, puissante, à la croisée des désirs, des mystères, des émotions et ce, jusqu’à la fin, de quoi ?. La nuit j’interroge la Camarde, en chuchotant je lui pose des questions, invariablement Elle se peint comme un sommeil profond, une forme de repos cosmique, presque une rêverie.
La mort arrive de façon brutale mais elle dure. Les émotions débordent et quelque chose se met en place de l’ordre des sensations, d’une hypersensibilité inconnue jusqu’à la rencontre de ces êtres devenus invisibles, porteurs de leur transparence, de ce qui vit encore, là, dans ce présent. Par pudeur, ils se voilent derrière les mots, les phrases, les paragraphes, les genres littéraires, se cachent dans les interstices des rayonnages, camouflent, s’enfouissent dans les livres. Je les entends avant de les voir, je ne maîtrise pas encore leur invisibilité, leur transparence. Ils s’immiscent peu à peu dans mon intimité. Perchée sur mon escabeau, je range les livres. Je fais semblant de ne pas les voir. Ils n’en prennent pas ombrage, ils sont tolérants. Ils ont poursuivi leur conversation avec cette douceur qui les caractérise. Leurs voix ne s’apparentent pas à un reste, mais à une proclamation. Des êtres invisibles traversent le silence, les pages, les lieux. Ils sont plus qu’un frémissement, plus qu’un murmure, un appel, ils sont une modulation subtile, faite d’absence et d’insistance. Une voix qui n’imite pas celle des vivants, mais qui signale qu’un corps a été là, qu’une pensée a circulé, qu’une langue a cherché à dire, qu’ils sont encore là, ils sont des fantômes. Les fantômes sont des existences qui visitent, c’est leur principale qualité.
D’abord, j’entends leur voix dans la bibliothèque désertée, là où tout commence. Je choisis un livre, un de ceux que l’on déconseille, il n’est plus tendance, critique subtile du système, déplacé, construit par des personnages en marge, hors des temps. Dès la première page, je ne suis plus seule. Quelqu’un est là, non pas le narrateur, ni même l’auteur, mais une présence. Elle ne vient pas me raconter sa vie, elle me regarde lire. La couverture du livre est mate, marquée par le temps, papier grainé qui garde des empreintes, mémoire tactile de manipulations, mille fois ouvert et mille fois refermé, un livre avec odeurs de tension, recueillement, réflexion, doute, contention, un livre que je ne quitte plus, il me hante. La voix qu’il porte parle à travers mes rythmes, mes inflexions, ma cadence intérieure. Là, à cet instant, les invisibles agissent parce qu’ils sont dans cette parole. C’est peut-être ce que l’écriture permet faire advenir ce qui persiste, hors du temps, dans cette zone floue où la voix et les corps qui les ont portées ne s’éteignent jamais tout à fait, où vit l’invisible transparence des fantômes, chambre d’écho d’un souffle, matérialité non pas comme un reste, mais comme une proclamation d’êtres qui traversent les flux incessants, le pouls frénétique des mégapoles. Ces invisibles porteurs de transparence sont dans la poésie de leurs voix silencieuses, une instance, une respiration, une identité à condition d’y prendre garde pour ne pas les précipiter dans le monde de l’oubli et de l’absence généralisée.
Les morts sont des êtres entièrement et intégralement constitués d’essentiel chose que la vie ne nous permet pas. Ryoko Sekiguchi La voix sombre
J’ai ressenti dans votre « Invisible transparence » une sorte d’étrangeté que j’ai beaucoup apprécié. Quelque chose de cinématographique aussi, notamment dans le premier paragraphe où j’ai eu la sensation de voir l’un après l’autres les gestes de la narratrice comme via une caméra et voix off.
Me
Merci infiniment Muriel. Je suis très touchée par votre commentaire, le fait est que j ai pris beaucoup de plaisir en écrivant le premier paragraphe.
Le second fut plus difficile:
Bonne soirée et au plaisir de vous lire:
Je ne connaissais pas votre travail. Une belle découverte pour moi. Vous dites n’avoir aucun parcours littéraire, je ne sais ce que cela veut dire. Mais ce que je vois, c’est votre parcours singulier dans l’écriture. L’essentiel, non ? Et mille mercis pour votre texte.
Je vous remercie Serge, votre commentaire me va droit au cœur.
Il est difficile d´écrire et d’être lu@ mais cela vous le savez, je recommence à écrire après dix ans de silence total, pas une ligne, pas un mot rien de lisible. J’ai publie mon premier roman en 2016
La barbarie des exils aux Editions L’Harmattan à compte d’éditeurs. Il est lu parfois comme un long poème d’amour à l’Algérie, non comme un roman. La quatrième de couverture a été faite à l’arrache…
Dire ne pas avoir de parcours littéraire, études spécifiques ou animation d’ateliers d’écritures me permet de clarifier la situation, de dire qui je suis, c’est à dire, hors sérail.
Je vous remercie avec sincérité d’avoir pris le temps de lire mon article. J’ai modifie mon commentaire pour plus de précisions.
Au plaisir de vous lire.
Bonne semaine
Martine Lyne.
Je me suis vue, fantôme, flotter dans des bureaux, des bibliothèques, des rues au petit matin, collectionneuse d’objets égarés, passe muraille, une balade à la surface de la vie des autres, traversant les livres et le cerveau des écrivains, vivant ou mort, et c’était bien, doux, reposant. Merci !
Chère Catherine,
Merci pour votre beau commentaire Merci parce que vous ouvrez à partir de mon texte une large fenêtre sur la douceur dont je n’avais aucune conscience ni à l’écriture ni à la lecture!. Merci pour votre sensibilité
C’est un beau compliment
Merci mille fois et bonne fin de semaine.