

DALLAS
Le fait que le révérend Martin Luther King Jr et la NAACP ont organisé un meeting à Dallas en janvier 1963 le fait que personne à Dallas ne souhaitait sa présence le fait qu’aucune église noire n’a voulu le recevoir le fait que des protestataires l’ont comme J.E. Hoover accusé d’être communiste le fait qu’il aurait pu être assassiné ce jour-là le fait que J.E Hoover a cherché à le discréditer à le pousser au suicide le fait que J.E. Hoover lutte pour préserver la sécurité nationale le fait que J F Kennedy a été assassiné le 22 novembre 1963 le fait que Dallas soit restée silencieuse le fait qu’Alléluia Lyndon Baines Johnson est notre président le fait que je vive à Dallas le fait que je me suis mariée à dix-huit ans par amour pour un Sudiste du Mississippi avec la bénédiction de mes parents entourée de toute ma famille me rend fière le fait que ma maison ornée du Southern Cross et du drapeau américain soit construite dans un des plus beaux quartiers résidentiels de la ville entourée de rues calmes et entretenues avec une population blanche est une preuve de réussite sociale le fait que nous nous connaissons tous le fait que nous savons qui fait quoi avec qui le fait que nous veillons les uns sur les autres même si nous avons des agents de sécurité le fait de voir ma famille heureuse mes enfants grandir dans une Amérique blanche et chrétienne me comble de bonheur le fait que je conduise une Ford Falcon blanche, cadeau de mon mari pour mes quarante ans, compacte économique pratique pour mon quotidien, faire les courses dans les magasins Tom Thumb ou Safeway répondre aux besoins de mes deux plus jeunes fils écoles collèges activités sportives religieuses scoutisme le fait que mes deux premiers garçons ont quitté le nid familial, je n’ai pas touché à leurs chambres rien n’aura changé à leur retour, le fait que l’aîné vingt ans termine son service militaire obligatoire le fait que le plus jeune dix-sept ans a devancé l’appel avec notre accord le fait qu’il n’y a pas plus grand honneur pour une mère sudiste le fait que mes deux fils sont envoyés au Vietnam le fait que je suis immensément fière le fait que c’est la preuve d’une éducation réussie le fait que mon attitude est attendue analysée le fait que je porte matin et soir le chapelet que ma mère m’a offert le fait que nous avons créé une association White Cross Mothers of Dallas avec pour objectif premier de soutenir nos fils engagés dans la guerre du Vietnam le fait que le second objectif de White Cross Mothers of Dallas est d’empêcher la propagation des idées féministes de la journaliste Betty Friedan le fait que nos pères, nos maris ont reconstruit après la Seconde Guerre mondiale l’ordre établi mission à laquelle ils se sont consacrés avec détermination le fait que B Friedan conteste les normes sociales et sexuelles du système en place est un renversement de nos valeurs le fait que B Friedan identifie dans son livre La Femme mystifiée ce qu’elle appelle le problème qui n’a pas de nom pour dénoncer la femme limitée à une existence domestique centrée sur le mariage et la maternité le fait que si ce problème n’a pas de nom il ne peut en aucun cas être identifié c’est un faux problème, il n’existe pas le fait que je n’accepte pas cet essai qui désincarne la vie de milliers de femmes au foyer par choix et par devoir pour les enfermer dans un sentiment de vide de non-existence de néant le fait qu’il suffit de regarder films et journaux sur la vie de cette femme indécente scandaleuse provocatrice divorcée alcoolique droguée aux médicaments maîtresse attitrée du président J F Kennedy et de Robert Kennedy par intermittence, décédée à trente six ans, est la preuve indéniable de la dégradation physique morale spirituelle qu’engendre une vie de débauche le fait que notre association demande la censure des contenus jugés immoraux cinéma littérature publicité la promotion de la chasteté du rôle traditionnel de la femme le fait que nous nous opposons fermement à toute forme de libération sexuelle féminine le fait que White Cross Mothers of Dallas n’oublie pas que B Friedan est née Goldstein de parents juifs Russe immigrés le fait qu’il est grand temps d’extirper les juifs et le Diable des États-Unis le fait que nous nous réunissons au presbytère pour prier le fait que nous préparons des colis écrivons chaque jour à nos fils pour soutenir leur moral le fait que cela m’aide à lutter contre la peur le fait que je ne connaissais pas ce sentiment la peur, peur de la perte irrémédiable le fait que je ne la montre pas cela va à l’encontre de nos valeurs le fait que je dois garder la foi le fait que je regarde les informations le fait qu’elles sont rassurantes le fait que je chante chez moi à tue-tête Amazing Grace le fait qu’un officier peut frapper à n’importe quelle porte de n’importe quelle maison de notre résidence le fait qu’il puisse remettre le drapeau américain à une famille le fait que je suis confrontée à une réalité effrayante le fait qu’il y a des Noirs dans l’armée à côté de mes fils me gêne le fait que ma voisine dit, qu’ils, les Noirs, ne sont jamais officiers mais envoyés au front directement le fait qu’ils subissent dans leurs unités une discrimination raciale comme les Hispano me paraît naturelle le fait qu’il y a des Juifs considérés comme des Blancs qui ont des fonctions de commandement le fait est que là, je ne comprends pas.
MAGNOLIA CREST
J’éprouve toujours une immense joie à parcourir les 381 miles en voiture depuis Dallas pour Natchez avec mes fils durant les vacances d’été, ils rechignent un peu mais finalement sont ravis. Le fait qu’à peine arrivée, ils se précipitent pour embrasser leurs grands-parents avant de prendre en courant le chemin des écuries, leurs bottes de cheval et leurs bombes les attendent devant la porte de la maison du concierge tout à côté des écuries. J’apprécie l’étendue de ce domaine singulier, unique demeure familiale, œuvre de mon bisaïeul léguée à mon grand-père, puis à mon père. Le petit cimetière au-dessus de l’étang sera ma dernière demeure, les croix de nos chers disparus sont alignées face au soleil levant, les bois, le jardin à la française, le parc sont presque immobiles, une fixité sécurisante. Magnolia Crest a traversé épreuves sur épreuves, a perdu plusieurs centaines d’hectares de champs de coton, de maïs, des centaines d’hectares de bois, de chasses et d’esclaves durant la guerre de Sécession, mais l’essentiel de notre demeure a été préservé. Magnolia Crest est une grande maison antebellum traditionnelle du Sud au toit à faible pente surmonté d’un dôme, le porche est soutenu par des colonnes ioniques, un hall spacieux desservi par un très large escalier de marbre, des lustres en cristal, un parquet au point de Hongrie, un salon double séparé par des portes coulissantes, décoré de moulures, tapis persans, sur les murs, les portraits de mes ancêtres veillent. La salle à manger avec vue sur le jardin est meublée d’une grande table en acajou, de lourdes chaises tapissées de velours au dossier droit l’entourent, l’argenterie et la vaisselle de porcelaine attendent dans les placards les prochaines réunions familiales, fêtes, anniversaires, bal annuel. Elle est mon origine, celle qui m’a construite, le fait est que je l’ai quittée à regrets pour suivre mon mari et fonder ma famille à Dallas. Ici tout est calme, paisible, à sa place, l’inverse du monde dans lequel j’évolue, c’est sans doute pour préserver cette demeure des changements sociaux et politiques que je me radicalise, je suis inquiète. Pourquoi cette guerre au Vietnam, toutes les familles sont touchées quel que soit leur rang social, leur couleur de peau, nos fils sont tous Américains, ils défendent le monde du cancer communiste avec courage, Pourtant il me faudra beaucoup de réflexions, de discussions pour accepter l’égalité raciale, l’interdiction de la discrimination raciale dans les lieux publics et au travail, la protection du droit de vote des Afro-Américain. Je suis une enfant du Sud, nos liens sont indéfectibles, lieux inébranlables de mon enfance qui m’appartiennent comme j’appartiens à cette terre. Au cours de l’après-midi, la lumière atténuée scintille dans toutes les pièces restaurées avec beaucoup de précaution au fil des années en gardant cette étrange patine déposée par les siècles. En traversant l’allée bordée de magnolias, je suis envahie par une douceur nostalgique, la grille d’entrée en fer forgé a été changée sur le même modèle que l’ancienne, les vieilles pierres me connaissent autant que je les reconnais, le porche craque sous mes pas, il me chuchote « bienvenue chez toi », mes souvenirs sont gravés dans chaque pièce que je traverse, le salon Est, là où ma mère joue toujours du piano, où mon père lit avec plus de lenteur pour la énième fois La République de Platon les dimanches pluvieux. La bibliothèque, refuge de mon adolescence, entourée d’Edgar Allan Poe, Nathaniel Hawthorne, Herman Melville, Shakespeare, Faulkner et tant d’autres. Ma chambre Glycine au premier étage, aux murs lavande toujours imprégnés de parfum, pas un seul objet n’a bougé, les fleurs blanches dans le vase de porcelaine bleu posé sur le petit guéridon d’acajou du même bois que mes tables de nuit entourent mon lit à baldaquin. Il y a un charme véritable dans cette pièce, un ravissement qui m’étreint à chaque visite. Le soir, les voix feutrées qui ont accompagné mon enfance se font entendre, les rires de mes frères et sœurs, ceux de mes cousines se poursuivant dans les escaliers, la voix de la gouvernante, « ne courez pas dans la maison », tous ces êtres chers sont une seule et même présence. Magnolia Crest est une personne avec qui je reprends un dialogue interrompu, elle est mon double porteur de mémoire. Je marche en direction de l’étang, à l’heure où la chaleur de la terre se mêle aux senteurs irrégulières d’humus, de roseaux, de bois vert, d’eau boueuse. Le silence est suspendu.
Des uniformes gris aux gilets jaunes s’activent, montent des toiles de tente tirées au cordeau, le bivouac s’organise autour d’un feu, pourtant tout est immobile. Je suis fascinée. Un souffle rauque contre ma nuque. Je me retourne brusquement. Un cheval me flaire. Un pur-sang gris pommelé, puissant, nerveux, oreilles dressées à l’écoute. La silhouette d’un général confédéré se détache dans la brume, il boite, avance avec une béquille, il porte une veste gris cendré ornée de galons dorés, des gants en cuir usés. Les traits de son visage durcis par l’âge, marqués par la rudesse des combats, sont identiques aux miens, je suis effrayée par notre puissante ressemblance. Nos regards se croisent, vifs, intenses, profonds, presque fiévreux, aimantés.
— Je suis le général John Bell Hood, commandant de la brigade du Texas, commandant des quatrième et cinquième cavalerie et de la dix-septième infanterie du Texas, j’étais à Gettysburg.. Je suis votre bisaïeul. Je lève le camp, la guerre n’est jamais finie. Ne cédez pas sur vos principes, n’abandonnez pas votre cause, des prédateurs malfaisants veulent détruire le monde dans lequel nous sommes nés. Nous avons été des hommes d’honneur, des patriotes au service d’hommes cupides pour une cause indigne.
Les temps changent, votre devoir est de préserver Magnolia Crest elle est un symbole, d’accepter l’égalité des races, reconnaitre que ces hommes que vous méprisez sont des soldats qui donnent leur vie entière pour nous protéger, sans leur présence l’Amérique ne serait pas. Vous devez faire avancer les droits civiques, vous engager dans cette voix. Le progrès est bien là, il transforme les fondements structurels de notre société, acceptez le tout en prenant de la distance pour éviter les biais, les zones grises, en restant détachée. La brume recouvre l’étang, ma vision a disparu, dans ma main un objet métallique froid, un revolver Mat frappé des initiales de mon bisaïeul et du drapeau des confédérés.