J’ai longtemps été carreleuse à Saint Cirq Lapopie, j’ai choisi de m’installer là parce que j’aimais bien le nom, j’aurais pu m’installer n’importe où. Je n’ai pas de famille, ni une origine rurale quelqu’onque. par exemple j’aurais pu naitre à st Crépin d’Auberoche, mais non, j’ai passé mon enfance à deuil la barre dans un foyer. Saint Cirq Lapopie c’est mignon ça fait penser aux oiseaux,
Quand on est carreleuse il faut s’attendre à tout, si on a raté son calpinage, si il manque un morceau, un tout petit bout de rouge par exemple, il faut tout recommencer, décoller, refaire en fonction de ce qu’on a, pas le temps de refaire une commande, il aurait fallu noter le numéro du bain et puis ça prendrait des mois en bateau, si le carrelage vient de Nouvelle zélande. Faudrait attendre que le bateau se remplisse, avec des bouteilles de rhum, des décodeurs wifi, des oeufs d’autruche et des kiwis empaillés, il ne va pas traverser le pacifique pour un malheureux petit carreau de faïence rouge qui risque de s’égarer dans tout ce fatras ! « Nous sommes au regret de vous informer que la pièce que vous avez commandé a été égarée, toute l’équipe de NEWZELAND FRET se joint à moi pour vous présenter nos sincères regrets, nous allons procédé à un remboursement de 13, 90 euro, joignez votre iban à votre demande à moins que comme dédommagement vous préfériez un batteur à mayonnaise connecté, il nous en reste un paquet «
C’est fou comme les gens pensent que tout est interchangeable, un député de gauche par un mec du RN, un bras par une jambe, un amoureux par un autre, un enfant par une voiture électrique, un métier qu’on aime par une paire de rideau slovaque ou un chien. Alors un bon carreleur fait avec ce qu’il a.
Quand on pose du carrelage on est toujours tout seul. Il m’arrive de parler avec des fourmis. Mon petit marteau ma petite planchette, mes croisillons sont mes seuls amis. Au fil des années les carrelages sont devenus de plus en plus grands, moi je les re-casse en tout petits bouts. Ma passion c’est les trompe l’oeil, ça me calme, les fausses perspectives, transformer une petite salle de bain en galerie des glaces. J’aime bien faire quelque chose de beau, d’exceptionnel, de transcendant, d’inoubliable pour que l’on se souvienne de moi après ma mort. Il faut tailler les carrelages de plus en plus petits et en forme légèrement trapézoïdale, pour donner une illusion de perspective. Avant tout, il faut choisir son point de fuite et sa ligne d’horizon. Et surtout éviter absolument de se servir du laser, avec un laser tout est terriblement droit et ennuyeux à mourir. Les premiers carreaux sont très gros et rang après rang je les taille de plus en plus petits et je fini la pose à la pince à épiler, c’est un calpinage très sophistiqué, mais je démarre et ensuite j’improvise par ce que si je devais calpiner, décalpiner, numéroter, ranger et reprendre tout dans l’ordre sans me tromper je mourrai avant d’avoir fini.
D’ailleurs à ce propos je ne finis jamais mes carrelages, mes clients ne s’en aperçoivent pas forcement car, après le jointage, s’ il y a un petit trou ça ne se voit pas. Je ne finis jamais, je laisse toujours un blanc. Vous remarquerez que les gens ne meurent pas n’importe quand, il meurent après avoir fini quelque chose. Ça ne se voit pas forcement, une fin peut être très discrète ou intime. Une fin en appelle une autre en somme.
Très souvent, mes clients sont surpris par la longueur du chantier, certains s’impatientent et parfois ils refusent de me payer au prétexte que ce n’est pas ce qu’ils ont demandé. S’ils désirent se conformer à la médiocrité ambiante, tant pis pour eux. Et puis comme ça je ne tomberais jamais dans l’oubli. On se rappelle plus facilement des choses ratées que des choses réussies. Vous voyez le tableau, je ne vais pas vous faire un dessin c’est absurde comme expression. Non, je ne vois pas le tableau et oui faites moi un dessin !
Parfois ils hochent la tête et me regardent avec des yeux attendris et interrogatifs, mais ils n’osent rien dire, peut être qu’alors ça leur plait ou ils sont trop vieux pour comprendre le sentiment d’étrangeté qui les assaille quand ils pénètrent maintenant dans leur salle de bain. Certains me remercient et disent que ça a changé radicalement leur vie et leur vision du monde. C’est peut être parce que je laisse des messages secrets sous le carrelage, Des poèmes ou des citations dont je pense que le client aurait besoin. Je me permets parfois quelques menaces ou injonctions mais c’est rare. Quand je sens une méchante personne, je préfère tout de même l’encourager, elle aussi a besoin d’amour.
Je me dois de les prévenir que certains trompe l’oeil peuvent entrainer des chutes, parfois mortelles ! Ça les fais rire. Maintenant je ne dis plus rien, autant chercher les oeuvres complète de Kafka dans une botte de foin. Bientôt je vais partir de st cyr Lapopie, j’irai carreler ailleurs
Ce soir le ciel est magnifique, les étoiles sont très très nombreuses, l’air est doux et j’entend le chant des grillons. Je rêve d’un carrelage parfait, idéal, qui représenterai tous les cycles de la vie et de la mort, haha, mais je ne le ferai pas, je préfère rester en vie.
J’ai eu beaucoup de plaisir à vous lire, à découvrir des termes de métier que je ne connaissais pas. Désormais, lorsque j’irai à Saint Cirq Lapopie,, qui n’est pas très loin de chez moi, je penserai qu’une carreleuse fait partie de tous ceux qui hantent le lieu. Merci.
je me souviens d’un carreleur qui, à force, avait coincé ses genoux – il se tenait toujours à genoux,donc, et se déplaçait à l’aide d’espèces de petites béquilles (très spéciales) – il travaillait à Carnac et louait une chambre, carrelé, dans les normes plutôt – dans les beiges je crois bien – belle affaire que ces lignes de fuite et d’horizon…
On voit bien le sens que l’on peut donner à une tâche répétitive. Les détournements minuscules, les créations invisibles, les intentions secrètes
Beaucoup aimé cette histoire de carreleuse ! Aussi l’énumération des gestes, le carrelage jamais fini, les petits mots laissés sous le carrelage, les petites touches de phrases sur la mort, aller dans un lieu parce qu’on aime le nom, .. merci !
J’aime beaucoup cette carreleuse, la sentir à l’oeuvre et suivre le fil de ses pensées.
merci
Merci de vos commentaires à tous ! Grace à cet atelier je vis une sacrée expérience (et inédite pour moi ) de communication en différé, d’être lue comme ça par des inconnus, c’est formidable et inattendu.