Il dit » il n’y a pas d’échange satisfaisant totalement, il y a toujours un déséquilibre, un qui est niqué et l’autre pas, même à l’époque du potlach s’était déjà comme ça, pas de rustine à y mettre. » Et moi à coté je me tortille les doigts. Je me dis merde le niqué de l’affaire si c’était toujours le même hein. Car selon la loi des fluides on pourrait songer que l’interactivité propose aléatoirement un 50/50. Un coup c’est toi un coup c’est moi. Mais c’est comme la température plutôt une affaire de ressenti que de réalité. Le ressenti c’est affaire bien personnelle comme le ressenti d’être toujours le niqué perpétuel.
« —Bon il faut dire que tu te niques assez bien tout seul », ajoute t’il. —A la rigueur on pourrait penser que tu n’as besoin des autres que comme figurants pour ton happening, ton installation pseudo artistique d’autodestruction spectaculaire. »
Et je l’écoute, je bois ses paroles, et du fond de ma gorge monte un gargouillis qui arrive à peine à mes lèvres.
—Tout ça pour ça , j’allais dire mais je m’abstins. tout de même d’un coup un peu de respect pour l’intelligence d’autrui si ce n’est pour la mienne.
Là-dessus je me mets à examiner les choses sous un autre angle.
« —Combien pour l’ensemble ? chantonna une voix en effectuant des volutes dans l’air bleuté du matin, rue des Marchands.
Et ça m’atteint l’oreille cruellement, tant de beauté d’un coup.
De quoi parle t’on ? D’un vêtement ? d’une vie ? d’une amitié ? d’un amour ?
Combien pour l’ensemble et ma cervelle se met à calculer machinalement.
Le nombre de soupes depuis ma naissance. De la soupe au lait, avec des patates et du lait ou des nouilles et du lait, du riz au lait. Bon sang tout ce lait reçu dans ma bouche, accompagné d’expédients nutritifs. Admettons une origine connue vers 1960 et poussons l’idée jusqu’à 1970 seulement. soit 3 650 jours où l’on commença peu ou prou à m’apprendre la vie en me faisant ingurgiter de la soupe au lait. Il y a pire. Donc comptons: 3650 fois un quart de litre de lait ça ne fait que 912,5 litres de lait. Auxquels on ajoutera une noisette de beurre, un peu de sel, à peine un gramme, et suivant l’humeur, des pâtes sous toutes formes imaginables, allant de la lettre de l’alphabet, à la papillon, à la torsadée, de l’original au banal. Une poignée à peine mais combien de poignées en 3650 jours et bien 3650 naturellement. J’ai le tournis en imaginant les pommes de terre. Pour une assiette convenable on dira une pomme de terre bintje ( à condition que cette condition soit toujours respectée car il y a aussi la Roseval et tant d’autres encore ) coupée en petits morceaux. ( on a la sensation d’en avoir plus en petits morceaux ) Combien de petits morceaux pour une bintje de taille honnête ? mettons 10. Donc ça nous amène à imaginer 10 x 3650 = 36500 bouchées avalées avec un peu de lait, et en poids mettons qu’une bouchée atteigne le poids convenable de 20 grammes ça finit par peser 730 000 grammes cette affaire de soupe au lait. Un peu moins d’une tonne mais tout de même. 7300 kilos. Si toutefois je ne fais pas d’erreur de calcul, ce qui d’ordinaire est plutôt mon habitude.
On pourrait faire ça pour tellement de choses. Compter. Passer une vie entière à compter. Compter ses pas par exemple pour se rendre de la chambre à la cuisine dans tous les lieux où l’on a vécu qui comportait cette chance de disposer à la fois d’une chambre et d’une cuisine.
Ce qui ne fut pas le cas toujours.
Durant 10 ans par exemple j’ai vécu dans une chambre avec gaz. Il n’y avait pas de cuisine à proprement parler, seulement une plaque de cuisson avec deux brûleurs, un grand et un petit. Mon lit se trouvait à quoi, deux mètres à peine de la plaque de cuisson. Mais si on se met à effectuer des calculs, à compter, ça donne tout de même 3650 jours x 2 mètres aller et 2 mètres retour, soit 4 mètres. Un total de 3650 x 4 = 14600 mètres parcourus, presque 15 kilomètres. ça parait peu… maintenant que je vois le nombre … En dix ans seulement 15 pauvres kilomètres —(n’ai-je pas commis une bourde ? Tout ça, pour seulement ça.)
Sauf si durant la cuisson je reviens m’allonger, si j’ai une angoisse allongé que ça brule et que je doive me relever. Dans cette hypothèse bien plus réaliste, on peut multiplier 15 par 10, ça va bien mieux, ça fait 150 kilomètres rien que pour la bouffe. Et encore je ne compte qu’un seul repas. Sans doute que je peux multiplier par 3 les jours d’opulence. Ce qui nous emmènerait à 450 kilomètres si l’opulence était stable, ce qu’elle n’est jamais il faut bien le dire. Donc on peut retrancher une centaine de kilomètres, au pif, il ne faut pas non plus tromper le monde avec un excès de misérabilisme.
Et si on ajoute encore les trajets pour se rendre à l’école, au lycée, dans différentes écoles et lycées dont les distances sont variables, puis à l’université, puis à l’agence pour l’emploi, puis à Pétaouchnok ensuite ? combien pour l’ensemble ? La tête me tourne rien que d’y songer. Des que je pénètre dans les chiffres je suis perdu. J’ai cette maladie depuis tout petit, passé mes dix doigts je ne sais plus compter.
J’ai connu une fille qui savait bien compter. Elle comptait sur moi. Je me tenais sagement ( enfin elle me disait sois sage ) à quatre pattes et elle faisait ses calculs sur mes reins. comme ça, mais ça n’allait jamais, je bougeais trop. « RESTE TRANQUILLE « disait-elle, « TU ME FLANQUES LE TOURNIS et je n’arrive plus à compter ». Ou encore elle me demandais implicitement de me plier en quatre pour que tout gaze. c’était difficile je l’avoue.
Je m’étais mis martel en tête suite à cela « Jamais je ne compterai sur personne c’est trop indigne » Blablabla. Mais la vie fait que l’on peut déclarer des choses et les oublier ensuite. J’ai compté sur des gens, je peux bien le dire, moi qui ne sais pas compter. Fallait voir le travail. Un nombre de bourdes de bévues incalculables. Sans oublier les dommages et intérêts. Encore un coup de pot qu’on ne m’eut pas flanqué en prison suite à tant de sales affaires. Je prétextais toujours une grande naïveté, et l’on me cru. Je crois d’ailleurs que je me crus moi aussi, jusqu’à ce que soudain je découvre le pot aux roses. Que la naïveté dans ce genre de circonstance vaut l’attrape-mouche collant qui pendouille au plafond des masures. Que la naïveté a bon dos mais qu’il n’est guère question de la mettre à quatre pattes pour compter dessus. Elle rue dans les brancards la naïveté, elle dégobille la naïveté. C’est une fille bien la naïveté mais faut pas pousser le bouchon, exagérer.
Du coup je me découvre nu et pas beau. Laid, horrible … calculateur. Ce qui n’est pas un moindre paradoxe pour un type qui prétend ne savoir absolument pas compter.
La difficulté quand on change de chaussures c’est déjà de prendre la bonne taille et ensuite patienter que le cuir se fasse, qu’il se détende.
COMBIEN POUR UNE NOUVELLE PAIRE ?
j’ai pas dû dépenser plus que 50 francs je crois. Je suis doté d’une mentalité de pauvre depuis l’origine. Je me dis toujours que tout coute trop cher, que je ne vais pas y arriver, bref une mentalité de pauvre n’apporte rien de bon dans la vie, rien de mauvais non plus à vrai dire, une mentalité de pauvre fait qu’on entre dans un magasin de chaussures et qu’on regarde les étiquettes. On ne voit que ça en gros, les chaussures c’est du secondaire, de l’après-coup. Des broutilles. Ensuite combien vaut un pied bien chaussé on s’en fout, on voudrait simplement pouvoir marcher sans se faire mal aux pieds quand c’est du gravier.
59 FRANCS !
voilà j’ai trouvé nouvelle paire à mes pieds. Un effort supplémentaire de 9 francs, pas la mer à boire. Une petite largesse de mentalité de pauvre.
Ensuite encore je pense soudain patrimoine sur trois générations. Quelle surprise : Je m’énerve je m’angoisse je ne vais plus avoir de doigts mais des moignons.. Je calcule puisque je me découvre dans ma nouvelle paire de chaussures une homme nouveau.
Tout ce qu’ont pu amasser mes grands parents mes parents et moi-même. Et tout ce qui me reste de tout ça. C’est monstrueux de penser à ça mais :
RIEN. ZERO. NADA.
Avec un peu de chance si je crève pas avant, 800 balles à me tirer dans la tête lors de la retraite, une Bérézina.
De calculateur on peut facilement passer à monstrueux. Je le crois. Juste encore un petit effort. Il faut que je prenne ma calculette pour le coup .ça va me prendre un peu de temps pour réunir toutes les données. Pour convertir les francs en cacahuètes. Pour retrouver les actes notariés, les talons de chèques, les baux des loyers, les avenants, les livres de comptes. Une chance dans mon malheur que j’ai tout conservé depuis que j’habite une maison avec cave et grenier. Tout est là dans des cartons, faudrait s’y mettre.
Ensuite je me dis à quoi bon s’y mettre quand une nouvelle paire de chaussures coute au bas mots 6.60 fois plus chère maintenant. Comment que je vais faire pour oser acheter une nouvelle paire à mes pieds. Des fois des pensées pareilles m’invitent à crever.
Mais combien coute encore un pneu ? un cercueil ? une concession au cimetière ? Je pourrais m’en foutre bien sûr. Sauf que ce seront les autres autour qui paieront . De toutes façons les choses sont ainsi faites quelqu’un doit payer. Et pour enterrer nos morts non plus c’est pas donné. Quel scandale. Faire encore du fric avec ça et au nom de la propreté de la salubrité publique.
Dans les échanges y a toujours un niqué, je veux bien le croire, dans l’histoire aussi, si on regarde toute cette force de travail des générations d’avant, ajoutée à la notre, dissipée désormais, dont il reste à vrai dire si peu de chose pour soi. Et une planète en liquidation, en dépôt de bilan, en faillite totale. Ouais, combien pour l’ensemble ? on peut se demander. Et tourner les talons.
une jolie petite musique, ça passe bien au lecteur du matin. Merci !
ah, on commence enfin un peu à les apercevoir, les chiffres !
Compter et compter sur / se faire avoir
Des passages où une poésie vient dans le tohu-bohu (les pas.comptés en kilomètres dans un petit logement).
La colère en sourdine traverse.
Un monologue pour un personnage du roman ?
Voir si tout serait à garder dans la version définitive ?
La voix narrative est sonore. Bonne suite Patrick.
ça démarre fort : « Car selon la loi des fluides on pourrait songer que l’interactivité propose aléatoirement un 50/50. Un coup c’est toi un coup c’est moi. Mais c’est comme la température plutôt une affaire de ressenti que de réalité. Le ressenti c’est affaire bien personnelle comme le ressenti d’être toujours le niqué perpétuel. » et ça ne lâche rien. Quel texte, quel parcours. avec cette question récurrente : « Combien pour l’ensemble ? » J’aime beaucoup.