#rectoverso #01 | Tous les sons sont comme un appel*

RECTO

1.A peine passée la Porte d’Auteuil, le bus s’est mis à l’arrêt, moteur éteint. Les curieux scrutent une information qui viendrait de l’extérieur. Le chauffeur est calme, silencieux. Ceux qui sont au-devant du bus voient la scène, ne parlent pas. Plus personne ne dit mot à personne depuis que tout un chacun tient dans sa main le monde et son brouhaha sur un petit écran et que les orifices auditifs sont bouchés par des oreillettes, ou par rien de visible, juste l’enfermement sur soi-même. Sur la route, des arbres gigantesques aux troncs déchiquetés affichent sur l’asphalte une mort subite, violente. Ces vieux platanes définitivement détachés de leur somptueuse verticalité offrent encore une verdure printanière, chatoyante sur le sol devenu tapis de feuillage mort avant l’âge. Des policiers sans casque ni matraque tentent d’organiser la circulation entre les ravages de la tempête de la veille au soir, des pompiers musclés soulèvent des lourdes branches inertes comme des bras morts enlacés, des employés de la voirie en gilet jaune chiffonné s’affairent à balayer la chaussée, à effacer les traces. Le chauffeur accepte d’ouvrir la porte pour laisser sortir des qui sont pressés et pensent aller plus vite à pied, des qui veulent prendre des photos de tout et tout de suite, des qui étouffent dans ce bus qui assure par tous les temps la ligne de la Petite Ceinture. Un bus, hiver comme été, surchauffé d’angoisses matinales, de tristesses contagieuses, de fatigues chroniques entremêlées. Un policier s’approche de la cabine du chauffeur et lui fait signe qu’une percée est possible sur la gauche et qu’il va bloquer la circulation de l’autre côté. Les quelques passagers qui sont restés à l’intérieur comme à l’abri derrière les vitres sales sont aux premières loges pour assister au défilé du paysage. Dévasté. Le Boulevard des Maréchaux est un champ de ruines de bois mort. Quand le ciel d’orage tombe sur la tête c’est tout le corps qui meurt et offre le spectacle d’une bataille perdue d’avance.

2.Le parking est désert. C’est le début de l’été. Les habitants de l’immeuble sont presque tous partis. La porte métallique à battant se referme après le passage d’une voiture et finit sa course lente vers le sol en grinçant fortement. Le véhicule est stoppé sur l’aire de dégagement, la passagère éteint le moteur, sort et se dirige vers le coffre arrière. La porte du parking redevient bruyante et laisse apparaitre le gardien de l’immeuble, emporté par la pente de la rampe extérieure, qui pénètre à grandes enjambées dans le sous-sol en tirant deux poubelles aux couvercles jaunes. Il salue la femme. Elle sort sa tête du coffre de la voiture, lui rend la politesse. Ils échangent quelques mots anodins sur le temps qu’il fait et que c’est comme ça personne n’y peut rien. Il fait trop chaud pour engager une conversation sur le climat. La femme a l’air pressé, nerveuse, elle sort des cartons débordant de fruits de saison, de gros avocats, de citrons bombés de jus, de bananes pas mûres, des légumes aussi, des betteraves avec les fanes qui débordent, des petites courgettes, et des tomates rutilantes, qu’elle va déposer au fond d’une place du parking. Elle retourne s’asseoir dans la voiture, tourne la clé de contact, recule comme à chaque fois depuis quinze ans qu’elle habite ici, vite et avec précision vers sa place réservée entre un poteau à gauche et un mur à droite qui n’offrent que quelques centimètres entre la tôle et le béton. Soudain, un bruit envahit l’espace, un bruit comme un vacarme assourdissant, comme un choc. Ce n’est pas une image, c’est un choc. Un vrai. Elle ne descend pas tout de suite. Elle a compris et ça ne va pas être beau à voir.

3. La pigeonne est là, depuis quelques jours sans bouger sur le lieu du nid de l’année dernière où il ne reste que quelques minuscules brindilles entrecroisées et accrochées à une branche. Chaque matin elle prend place dans cet espace mémoriel. Est-ce celle de la saison dernière ou une autre qui sent que la vie à naître est apparue à cet endroit et qu’il est bon de s’y installer même dans l’inconfort. Un pigeon ramier ou une congénère – il est très difficile de les distinguer – vient au cours de la journée la visiter. Il ou elle fait grand bruit entre les feuillages de ce début d’été. Il ou elle lui apporte peut-être de la nourriture, ou du réconfort, de l’espoir où, qui sait, une simple présence. Il n’y a pas d’œuf à couver. Ce n’est pas la saison. Mais elle est là et personne ne la délogera. Nul autre que cette mystérieuse et silencieuse pigeonne sait ce qu’elle fait là, ce qu’elle a à y faire. Pendant ce temps les mâles, non loin, roucoulent. Il n’y pas de petit ou grand destin. Rythme contrarié, saison décalée, chacun sa route, chacun son dessein.

VERSO

Elle pensait arriver la première. Levée avant le très matinal voisin du dessus, avant la sortie des poubelles, douchée à l’eau froide, habillée de peu vu la chaleur annoncée. Elle prend l’ascenseur qui respire le parfum ambré du joggeur du quatrième, premier sous-sol, clé dans le contact, passer par le bois pour sentir un peu de fraicheur avant la canicule au retour. Quelques kilomètres plus loin, elle se range dans la rampe du garage AD Bosch derrière une petite voiture rouge dont le conducteur laisse tourner le moteur. Elle connait et aime bien cet endroit en désordre, en vrac, qui sent l’huile de vidange, les pneus neufs, l’usure des mains dans le cambouis, la tôle froissée. Rien à voir avec les stations high tech où on répare les voitures avec des ordinateurs. Le garagiste échange quelques mots avec le premier arrivé qui finit par couper le moteur, donner la clé et partir en laissant glisser une main nonchalante sur le capot de son auto. « Alors vous, vous n’y êtes pas allée de main morte ». En attendant son tour, elle avait ôté le tendeur que le gardien lui avait prêté après le choc, après la casse, et qu’elle avait coincé entre l’essuie-glace arrière et un coin du pare choc pour éviter qu’en roulant le hayon ne se soulève. « Vous allez pouvoir réparer ? ». Il regarde, inspecte en silence la porte à l’intérieur. Elle le regarde inspecter l‘étendue des dégâts. Elle lui avait expliqué au téléphone, décharger ses provisions, remonter dans l’auto pour la garer, oublier la porte ouverte du coffre et le reste après. « Impossible, regardez là comme la tôle est tordue, toute repliée sur elle-même, et là plus rien n’est droit. Bien sûr on peut tout faire mais je vais passer des heures à essayer de redresser et je ne suis pas sûr du résultat ». C’est l’été. « Et je ferme dans huit jours et vous vous ne partez pas en vacances ? » Elle ne le regarde plus, elle voit déjà la suite, une porte arrière toute neuve, toute belle et très chère. « Oui je devais partir ce jeudi ». Il baisse le hayon comme il peut, s’attarde à nouveau sur la fermeture, impossible, tout est vrillé. Ils s’engagent dans le petit bureau vitré d’où l’on voit un ouvrier se glisser sous une voiture. « Alors on fait quoi ? ». Elle sent la colère monter en elle, contre elle, le jugement, la culpabilité, « Et ça va couter combien cette étourderie ?» Pendant qu’il prépare le devis, il lui revient en mémoire que quelques mois auparavant le garagiste qui avait fait la révision de l’auto lui avait signalé qu’il ne fallait pas tarder à changer les plaquettes de frein. Il lui avait dit devant la porte du garage en lui tendant la clé « le mieux serait avant l’été si vous avez de la route à faire ». Oubliée la recommandation. Oublié de fermer la porte du coffre avant de reculer. « Et les plaquettes, vous pouvez les faire en même temps ? ». Il acquiesce d’un signe de tête. Un choc comme un gong de pleine conscience à retardement. Les sons sont comme un appel. Entendre le message. Faire confiance. Et après faire silence.

*Le premier ciel ( Paroles Serge Fiori et Michel Normandeau)

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

10 commentaires à propos de “#rectoverso #01 | Tous les sons sont comme un appel*”

  1. Plein d’images, une atmosphère marquée, une narration lente et posée. J’aime comment se mettent en place les pièces de l’histoire. Drôle que tu aies choisi ce morceau d’Harmonium pour illustrer ton texte. Sans doute mon premier contact avec le Québec quand j’étais ado et oui, il colle bien à l’atmosphère qui s’échappe de tes lignes. Merci pour ce moment.

  2. ..Merci à toi d’être passé par là et pour ce retour.
    Oui Harmonium…des textes et une musique indéfinissables.
    Merci à toi pour ce partage qui va au coeur.

  3. Il y a un romantisme sombre sur les Maréchaux après l’orage arracheur d’arbres. Merci pour ces textes, ces atmosphères, ces images du quotidien et de l’oubli. Je suis ravie de pouvoir te lire en début de ce nouveau cycle.

  4. Bonjour Eve, grand plaisir de retrouver ton écriture après l’été dernier! J’aime que la présence (tragique) des arbres et celle des pigeons ait autant de place que celle des humains, ainsi que d’emblée la mise en place d’une unité, d’un personnage. « Un choc comme un gong de pleine conscience à retardement » ! Mais oui bien sûr, bien vu! Hâte de poursuivre la lecture. Merci!

    • Merci ! oui je sens que le son du gong va siffler pour un moment dans mes oreilles! merci beaucoup et ravie qu’on se retrouve.

  5. Merci pour ces images qui parlent tant, ces accidents de voiture qui tombent toujours au mauvais moment et ces mots sur les gens et leurs portables, c’est exactement ce à quoi je pensais ce matin.