RECTO
à ce stade de la nuit, je cherche le sommeil et il ne vient pas. La journée n’a pas été bonne. Je cherche une raison, une seule de m’endormir paisiblement. J’allume la lampe de chevet, remets les lunettes sur mon nez et reprends le livre avec lequel je me suis couché. Je lis sans conviction. Au texte imprimé, se substitue le long déroulé d’une journée sans intérêt, sans fait saillant, sans motif de satisfaction. Je tourne trois ou quatre page et repose le livre. Un petit comprimé est à portée de la main. Il me tente. Une nuit d’effacement et de sommeil dans un si petit volume, ça vaut la peine.
à ce stade de la nuit, je sais que l’avion est haut dans le ciel. Je regarde ma montre. Trois heures se sont écoulées depuis le décollage. J’ai la sensation d’avoir été extrait du monde. Je regarde l’écran accroché au siège devant moi et tente de savoir où je me trouve. L’information est inutile, je le sais et pourtant je la cherche comme si elle pouvait me rassurer. L’ambiance de la cabine, la façon dont les hôtesses se déplacent dans les couloirs, l’éclairage, tout concourt à m’apaiser. Et pourtant, je fuis le moment présent, je suis encore là d’où je suis parti et déjà là où je me rends. Est-ce ce qu’on appelle du temps suspendu ?
à ce stade de la nuit je me tourne et me retourne dans les draps, légèrement humides. Il a fait chaud aujourd’hui et la chaleur a pris ses aises dans la chambre. Demain, pourtant, il faudra se présenter devant le groupe d’étudiants et faire comme si un sommeil paisible et profond m’avait idéalement préparé à présenter mon exposé. De la chaleur ou de l’anxiété, je ne sais pas ce qui fait obstacle. Le sommeil ne viendra pas. Il vaut mieux se lever et reprendre de bout en bout le texte que j’ai préparé.
à ce stade de la nuit, je parcours mentalement le trajet que nos canoés ont parcouru par fleuve et mer depuis la cale de Port Lavigne. Mon corps est douloureux des kilomètres parcourus pendant ces six jours. Remonter la Loire jusqu’à Paimboeuf, découvrir depuis le fleuve ce que le randonneur sur les rives ne voit pas, faire étape à Pornichet, près de la bonne source, puis à La Turballe et à Pénestin. Déjà la mer et les horizons qui s’ouvrent. Damgan, Kervert et la Baie d’Abraham à raison de longues étapes heureusement rythmées par les soirées réparatrices dans les campings locaux. Faut-il chercher un sens à ce périple ? Juste s’éprouver quelques jours au son des clapotis le long de l’embarcation, non loin des rochers et des plages, le soleil et l’azur en sus. Oublier.
à ce stade de la nuit, je suis mal assis dans un fauteuil à l’assise usée. J’entends à peine les voix pourtant fortes des autres invités. Je n’en saisis que des bribes. D’ailleurs, ça ne m’intéresse pas. Les conversations se poursuivent telles qu’elles se sont engagées autour de la table. Notoirement vaines. Ni le contenu, ni les locuteurs ne sont remarquables. Comme à chaque fois ou presque, se rejoue, en moins bien, la scène d’un journal télévisé entre les excès trumpistes, le calvaire de l’ Ukraine, la dérive fasciste de la Turquie et la mollesse du Premier Ministre. Je reprendrais volontiers un verre de rouge, tiens.
VERSO
Dans la brume des vapeurs alcoolisées, je suis Nanni Moretti déambulant dans Rome sur son scooter. C’est l’été et peu de films sont projetés mis à part quelques pornos. Je trouve néanmoins refuge dans une salle où se joue une sorte de film à la Antonioni. Les personnages se lamentent de ce que leurs idéaux de jeunesse ont fait place à une vie bourgeoise et à un train de vie pépère. A l’instar de Nanni, je proteste en silence, je n’ai pas renoncé à ce que je trouvais juste il y a si longtemps. La vie ne se résume pas à un écran de cinéma et je poursuis avec Nanni mes déambulations romaines en toute liberté et en plein air, passant d’un quartier à l’autre, d’un groupe de danseurs dans un bal populaire au tournage d’un film dans la cour d’une grande maison de maître. Je goûte jusqu’à plus soif, la liberté qui m’est offerte, récompense non voulue mais bien réelle des choix que j’ai faits. Dans un bar, j’imite Sylvana Mangano dansant le mambo. « El Negro Zumbon ». Irrésistible ! Une sorte d’allégresse me gagne. Je suis Nanni, qui ne le sait pas, vers les Iles siciliennes puis fais face, en souriant, à la gravité de la maladie qui m’affecte.
En écho avec Piero ce verso italien.. Joliment écrit
toujours petit brin d’émotion (pas à ton seul texte, aurais pu mettre ce message en commentaire d’autres!) à constater qu’une consigne neuve, choisie à tâtons, peut entraîner de telles explorations – et vieil appui sur mon immuable principe, que l’écriture entraîne l’écriture, laisser venir la matière c’est de la toute première importance, c’est elle qui se constitue ensuite comme locomotive à notre place !
J’aime beaucoup comment l’incipit verso assène sans vergogne « je suis Nanni Moretti » et comment dès la 6ème ligne le nom de Moretti tombe. N’est plus que le familier Nanni. Presque un vieux copain. Merci