#rectoverso#02|Breaking The Waves

recto

à ce stade de la nuit on n’aime pas être dérangé. Quand le téléphone sonne, on se lève à borgnon, on a du mal à s’orienter, on n’éclaire pas la chambre comme pour tenir loin l’intrusion. On allume finalement  le couloir et l’entrée au bout du couloir. Là le téléphone se tient impérial sur son socle. Je décroche. Une voix blanche m’annonce la nouvelle. Je ne réveille pas mon mari qui est rentré tard de réunion. Comment se recoucher et dormir après ça ?

à ce stade de la nuit je me dis que ceux qui travaillent encore dans les champs sont peut-être les plus heureux. Au volant de ma voiture je pense au conseil municipal qui n’en finissait plus et je me demande à quoi ça rime tout ça, si je suis heureux au travail. Je rentre chez moi et eux, là-bas, continuent d’avancer sur leurs engins. Ils n’ont pas d’horaire mais celui que je connais y va en sifflotant. Il est heureux.

à ce stade de la nuit j’attends. J’attends un appel qui ne vient pas. Quand en fin d’après-midi j’ai appris pour l’hospitalisation, j’ai su que cette fois-ci ne serait pas comme les autres. J’ai besoin d’être seule et j’attends dehors laissant la porte entrebâillée tant pis pour les moustiques. C’est ce que mes hôtes ont dit laisse la porte ouverte.

à ce stade de la nuit je ne sais plus dans quelle parcelle j’ai ramassé les haricots ce matin ni dans laquelle je vais cueillir ceux de demain. La fatigue est trop grande. Le corps n’est plus plié en deux, il est allongé sur le drap, la fenêtre est ouverte sur le deuxième lundi de l’été.

à ce stade de la nuit j’ignore recevoir un appel téléphonique aux aurores m’annonçant la nouvelle ni que je devrais la répandre autour de moi comme la peste. La nuit est chaude, je regarde Les Contes de la lune vague après la pluie. J’ai emprunté le film à la cinémathèque.

à ce stade de la nuit la température baisse brutalement dans le TGV qui traverse le Morvan. J’attrape une petite laine. Je regarde le paysage défiler dans les dernières lueurs du jour. Le téléphone bipe. Je souris puis je reste sans voix. Tout s’arrête mais le train, lui, continue d’avancer.

à ce stade de la nuit les vaches sont tranquilles. Il n’y a personne à la maison. Je dors sur le canapé de la maison d’en face.

à ce stade de la nuit j’écris. J’écris la nuit quand tout le monde dort et que les rues se vident.

à ce stade de la nuit je retourne au CHU. Il y a encore des voitures garées sur le parking. Pourtant l’heure des visites est passée. Des fenêtres sont éclairées à tous les étages. Des blouses blanches s’agitent à l’intérieur du bâtiment. Je reconnais le local d’entretien. Je me dis que l’hélicoptère qui s’est posé là tout à l’heure, quand moi je sortais du boulot, c’était lui à l’intérieur. Je ne savais pas que j’aurais à revenir.

verso

A l’aller ce n’est pas moi qui conduis. La route est grise et droite. Je remarque parfois une ligne blanche, des zébras. L’A 48 est très peu chargée contrairement au matin. On doit pouvoir donner à ce lundi d’été une fin parfaite avant qu’il plonge dans l’oubli. Il fait jour jusqu’à 21h30 mais au pied des montagnes il fait sombre. La salle est particulièrement déserte avec ses chaises baquets en plastique dur alignées contre le mur par groupe de trois, sa jardinière de fausses fleurs, sa séparation en claustra de bois. Au fond l’issue de secours. Un décor de cinéma. A droite deux colonnes d’ascenseurs qui montent et qui descendent inlassablement on ne sait pas pourquoi il n’y a personne à  l’étage. J’y suis presque en famille. Et puis la zone « NE PAS FRANCHIR ». Ce qui se passe derrière fait travailler l’imagination. Je suis déjà passée de l’autre côté. Ce matin je l’ai vu dans la cuisine il était debout en short, le sac poubelle à la main qu’il pose tous les lundis matins devant la porte de la remise. Sous une bâche noire la vache morte trois jours plus tôt. Il va à l’encontre de l’équarisseur que finalement il ne verra pas, il est venu plus tard. Je suis Bess au chevet de Jan, récitant des prières mais à quel saint se vouer ? C’est comme si je touchais le dessus de lit en un méchant tissu synthétique transpirant de larmes et de toutes sortes d’écoulements. L’odeur de désinfectant est prégnante et pique la gorge. La même forme est allongée sous le drap qui serre le bonhomme à hauteur de poitrine, cache le sexe. Bess y pense sûrement. A quoi lui sert de croire en leur Dieu s’il ne peut plus l’aimer ? S’il ne peut plus recouvrir son corps avec le sien ? Elle croit davantage à l’amour sacré qu’aux sacrements. Ici pas de minerve mais un tuyau qui déforme la bouche. Lèvres inaccessibles. Le visage est gonflé. Celui de Jan est blanc. Les bras déjà froids reposent inertes de part et d’autre du corps. L’homme est inconscient, incapable de bouger. Tout s’arrête donc là. La dernière fois semble lointaine remonte à hier seulement. Une machine bruyante assure un semblant de vie artificielle. Dans le silence restant Bess parle à son Dieu. Dieu est amour. Ce n’est pas lui que je remercie pour ce qu’il m’a donné. C’est l’autre. Ou bien Stellan Skarsgard. Je sors d’ici comme Emily Watson sort de la chambre d’hôpital. Aussi sonnée qu’elle est illuminée. Au retour ce n’est pas moi qui conduis. La route est noire et l’éclairage orange. Les yeux à hauteur de pare-brise ne voient rien de la nuit. Je relève le pare-soleil ne servant plus à rien. Une fois rentrée je jette sa brosse à dents devenue en quelques heures inutile. Machinalement je mets son pyjama et sa serviette de bain dans le lavee-linge. Ce n’est plus l’heure de manger le taboulé resté au frais dans le réfrigérateur. Au milieu de la cuisine, j’entends les cloches du ciel. Je sais où il est à présent. Et à demeure. Ce n’est pas moi qui ai brisé les vagues.

A propos de Cécile Marmonnier

Elle s’appelle Sotta, Cécile Sotta. Elle a surtout vécu à Lyon. Elle a été ou aurait voulu être marchande de bonbons, pompier, dame-pipi, archéologue, cantinière, professeure de lettres certifiée. Maintenant elle est mouette et fermière. En vrai elle n’est pas ici elle est là-bas. Elle s’entoure de beaucoup de livres et les transporte avec elle dans un sac. Parfois dans un carton quand il ne pleut pas. Elle n’a pas assez d’oreilles pour les langues étrangères ni de mémoire sur son disque dur. Alors elle écrit. Sur des cahiers sur des carnets sur des bouts de papier en nombre. Et elle anime des ateliers d’écriture pour ne pas oublier de vivre ni d'écrire.

9 commentaires à propos de “#rectoverso#02|Breaking The Waves”

  1. Je découvre l’expression à borgnon, et je vous rejoins en salle obscure avec ce lien du dernier recto, et cette analogie du duo cinématographique au réel, c’est beau, émouvant.

    • Merci Perle pour votre passage dans ma chambre obscure et votre lecture éclairée

  2. Oui, émouvant comme le réel et la fiction se lient, dans l’écriture mais aussi (souvent) dans le réel, c’est ce que je perçois dans ce texte, l’absence de frontière entre l’un et l’autre et d’avoir réussi à l’écrire. Merci Cécile.

    • Merci Valérie pour lecture et commentaire. De souligner l’absence de frontière entre fiction et réalité.

  3. c’est une lecture intense, c’est un tissage, le recto et le verso s’imbriquent, c’est tout en retenu et frontal, comme suspendu à un fil et très concret, on touche les choses ( sonnée illuminée) l’émotion est là, forte et douloureuse comme des bras froids. Merci Cécile

  4. j’ai pris une claque d’émotion en te lisant Cécile, comme j’avais pris une claque d’émotion en le voyant ce film, Breaking the waves; merci

    • Fait partie du top 10 de mes films préférés 😉
      Contente de te savoir à proximité du rectoverso

  5. Je souscris à tous les commentaires précédents (dont l’expression « à borgnon » que je note précieusement). Absolument saisie au cœur du drame (avec cet espoir que, et puis non, le tout avec sensibilité, pudeur : tu as raison : l’art du bref de l’ellipse qui nous met en tension, en émotion…) et pourtant dans une écriture de la frontière : avant / après le drame, oui tissage bouleversant fiction / réalité comme un quatrième mur qui serait franchi. Espère pouvoir te suivre, te lire, jusqu’au bout de l’aventure Cécile.