RECTO
À ce stade de la nuit, dans l’insomnie régulière, me demandant pourquoi le retour des cauchemars mais si bien sûr parce que j’écris sur lui ! mon cerveau malaxe ses pitances à sa convenance, en roue libre, il fait ses connexions sachant qu’il va écrire. C’est l’heure entre chien et loup l’été, où l’Ehpad ayant pris son allure de nuit, le voici qui se lève. Il s’installe dans son fauteuil roulant, fauteuil très vite adopté car convenant à son laisser-aller naturel, il prend sa canne, ouvre sa porte et s’engage dans le couloir, franchit les bornes des veilleuses à toutes les portes battantes anti-feu, ouvertes, avec ce petit personnage en vert signalant la sortie ou seulement l’existence d’une sortie si l’on n’est plus concerné. Le couloir est long, il passe devant chaque porte de chambre avec son numéro, les numéros deux cents car deuxième étage, il avance en silence vers la cage d’escalier, comme presque chaque soir. Puis il brandit sa canne au-dessus de la rambarde en fer et il frappe. Le métal résonne dans la cage d’escalier, il frappe encore, se prolonge dans le bâtiment, il frappe toujours, chaque coup amplifie le précédent dans une vibration s’étendant à la rampe jusqu’au premier puis jusqu’au rez-de-chaussée. L’infirmière de nuit surgit par l’ascenseur avec une compote une petite cuillère et un biscuit. Elle le raccompagne à sa chambre où il prend tranquillement son en-cas nocturne. Et puis cette phrase, quelques années après : depuis qu’on lui donne à manger, il ne fait plus de ramdam le soir. Et puis ce soir sous ma couette d’hiver, encore quelques années après, mon cerveau n’étant pas si réactif qu’il me le laisse croire, une connexion : il avait faim !! Le scandale des Ehpad, révélé par le livre « Les fossoyeurs », il y a trois ans déjà, où l’auteur dévoilait qu’on rognait sur les repas des résidents pour gagner de l’argent, de très petits repas et de très grosses sommes ! Il avait faim ! Il a eu faim pendant des années, il a fait tout le bruit qu’il a pu, jusqu’à ce que quelqu’un ait l’idée formidable de lui donner à manger.
À ce stade du début de la nuit dans le salon sans lumière, à regarder par la porte fenêtre, l’orage roule encore dans le lointain, le morceau de ciel au-dessus de la colline est gris-noir, le jardin est en végétal épanoui du plein été, soudain un rayon vient se poser dans le laurier aux grosses grappes de fleurs crémeuses, l’illumine d’or et d’orange, fait vibrer la couleur d’une lumière solaire au milieu des ténèbres montantes. Deuxième fois, je me dis deuxième fois aujourd’hui que je vois la beauté. Ne la vois-je pas d’habitude ou est-ce devenu rare ? Cet après-midi, je vaquais près du petit marché des producteurs locaux, quand soudain j’ai fait demi-tour, je venais d’apercevoir un bébé dans un landau, sur le dos, les membres nus, dans un sommeil parfait. J’ai dit à la mère « j’ai cru voir la beauté puis-je regarder votre bébé ? ». La petite était divine, « et encore plus belle quand elle a les yeux ouverts » a dit la mère, « quelle couleur ? », « bleu-gris », Ah bleu-gris… », une peau rosée, un calme et un sourire venant de l’intérieur illuminant des traits fins, elfiques serait le mot, pas poupon ni angélique ni bouddha mais céleste oui, hors de nos miasmes, hors de l’agitation des acheteurs, des voitures de la poussière et du poids de la chaleur, un îlot d’ailleurs, d’un autre temps, un îlot d’une autre humanité. « Elle s’appelle Diane ». Bien sûr une déesse au berceau, je le savais, je suis partie, je pleurai, la mère a crié « on prend bien soin d’elle » j’ai crié « j’espère bien ! ».
À ce stade de la nuit trois heures du matin, je suis debout et je vais de pièce en pièce dans le noir, je marche sur le carrelage et les tapis de bambous des chambres, revenant à la première chambre pour éprouver sous le pied nu la différence de texture de bambou d’avec la deuxième, les portes sont ouvertes sur la nuit, je regarde le jardin où rien ne bouge et pourtant je sais bien qu’il y a des animaux, notamment des rampants, parfois je ferme car certaines nuits j’ai peur qu’un serpent rentre dans la cuisine, par deux fois il y eu des serpents mais ils ne sont pas rentrés, une vipère sur laquelle j’ai jeté une pierre et un orvet qui me regardait dans les yeux, ce soir je n’ai pas peur, pas même des intrus dans cette maison en rez-de-chaussée, ils pourraient venir de la rue et sauter la barrière ce n’est pas compliqué un vieux le pourrait, je dors porte ouverte sur le couloir, fenêtre ouverte sur l’arrière de la maison, il y a quand même des moustiquaires pour les geckos, beaucoup de geckos sur les murs le soir, et donc je me dis c’est incroyable je n’ai plus peur, c’est incroyable.
À ce stade de la nuit deux heures du matin, je me demande vraiment pourquoi il insiste pour dormir avec moi. « Je ne te propose pas de faire la sieste avec toi » a-t-il dit comme je lui signifiais de partir pour pouvoir me reposer. « Je n’ai pas osé te proposer de dormir avec toi » a-t-il dit le matin alors que j’avais passé une nuit dans son appartement après une intervention chirurgicale. « Tu aurais pu en tout bien tout honneur ? » (Ce qui signifie “avec des intentions honorables et sans arrière-pensées”) « Mais bien sûr je peux respecter cette demande ! » « Tu ne dormirais pas, je me lève dix fois, je me douche les jambes, je me fais des chocolats au lait biscottes et beurre salé, je vais bientôt essayer le beurre de cacahuète ça me parait parfait pour la nuit d’ailleurs j’en ai trouvé un de nutriscore A, je lis quatre livres différents, j’ouvre les fenêtres je ferme les fenêtres, je regarde sur mon portable si personne en détresse ne m’a laissé de message, si c’est le cas c’est mon fils je l’appelle, on discute bien la nuit, on a tout notre temps, je mets l’oreiller sous mes jambes pour les surélever, je mets l’oreiller sous mes fesses pour faire de la méditation, je me relève pour me peser et arroser les plantes, je me coupe les ongles, j’étends le linge, je balaye la cuisine et la salle de bains, et entre chaque activité je me recouche j’éteins quelques instants puis je rallume » « Ah j’oubliais : je me lève à 6h30 ». « Peut-être que si je te prends dans mes bras tu dormirais ?» Et voilà ! l’homme qui tente. Quasi invincible.
À ce stade de la nuit, c’est bientôt le jour :5h, l’aube, un chant d’oiseau timide, les pies et les corneilles se réveillant plus tard, les martinets aussi étant plutôt du soir. On se demande quel nouveau jour et ce qu’il s’est passé cette nuit. Combien d’Ukrainiens tués combien de Gazaouis ? Combien d’humains n’ont pas survécu à cette nuit ? Combien d’humains chassés de leur lit, de leur maison, de leur canton, de leur pays cette nuit ? À ce stade de la nuit, on voudrait enfin dormir. On voudrait qu’ils dorment aussi, qu’ils se reposent du chaos, qu’ils vivent et prennent leur petit déjeuner comme nous allons le faire, en toute quiétude en toute tristesse, alors que nous avons livré le monde aux prédateurs, par naïveté, par impuissance, pas négligence, par quoi nom de Dieu !?
À ce stade de la nuit j’observe les fourmis, car elles n’ont ni jour ni nuit, à moins que celles qui sont de jour ne relaient celles qui sont de nuit. La nuit on a de la patience et on prend le temps, du temps de vie supplémentaire pour errer dans les pièces tel le futur fantôme désœuvré que nous serons, écouter dehors le bruit des bêtes, repérer des voitures arrivant tard ou bien tôt, observer longuement les bêtes. Les petites fourmis noires rentrent dans les placards et s’évanouissent dans les murs, je connais toutes leurs entrées, dès que j’en traite une elles en créent une autre et je mets plusieurs jours à la trouver, elles nous survivront j’en suis sûre, les moyennes à tête rouge traces des pistes vers le toit, il a fallu remettre une poutre pour pallier la faiblesse de la poutre percée de galeries, elles sont toujours là occupées à nourrir une reine pondeuse inaccessible qui a une durée de vie de trente ans, ce qui est tout à fait désolant quand on sait qu’elle va pondre 300 000 œufs et ne faire que ça de sa vie. Observer les pistes des fourmis exerce la patience et la pleine présence jusqu’à l’irritation, mais on dit que c’est bien par la pleine présence qu’on vit le mieux.
À ce stade de la nuit, même éveillée je me nourris de la qualité de cette nuit en écoutant son silence. Toute action que je fais, je mange je lis je me promène, se réalise dans le calme et nus pieds pour être au plus près de quelque chose de perdu. Le calme de la nuit me rapproche d’anciens bivouacs sous les étoiles, d’échappées de la ville, de vagabondages et d’errances avec un compagnon de voyage et un sac, de la joie une certaine nuit de n’avoir plus rien ni papiers on m’avait tout volé, de la délivrance de tous nos carcans empilés. Ce calme nocturne que nous devrions tous vivre si nous n’avions pas sombré dans la technologie et l’habitat en cases, quand il y a habitat. Là encore je me dis carte chance, de vivre une nuit sans bruit, une nuit noire à peine perturbée d’un réverbère pâle, une nuit étoilée de constellations il n’y qu’à s’assoir au dehors sur la vieille poutre et regarder, une nuit avec ciel espace oxygène arbres et humains au repos.
À ce stade de la nuit, je voudrais penser à chaque humain en lutte, en survie, en bataille, à chaque humain obligé de porter une arme et de défendre sa vie, à chaque humain sans arme pour défendre sa vie, je voudrais que tout s’arrête pour eux soudainement, que l’argent les dictateurs et leurs mauvais diables soient pétrifiés et tombent en poussière, que la femme qui cherche son enfant le retrouve, que l’homme qui enterre son vieux puisse le faire, que l’école ouvre et que les enfants jouent.
À ce stade le nuit, je voudrais croire à la prière.
À ce stade de la nuit, je me demande s’il faut faire des bilans ou bien des listes pour la suite.
VERSO
À ce stade de la nuit, c’est l’heure des questions. Ce film tout à l’heure qui s’annonçait joyeux, j’avais choisi un film sur la question de l’héritage, marché presque tranquillement dans la ville, presque car mon téléphone a sonné et malheureusement j’ai répondu, légèrement contrariée non pas par la personne qui m’appelait, mais parce que je n’ai rien vu du trajet, alors que tout le jour enfermée à l’abri de la chaleur, rien vu des habitants sortant de leur tanière et rien perçu du mouvement de la vie le soir, sinon l’essoufflement de monter une côte en parlant à un portable pour finalement dire qu’on se rappellera plus tard. Le petit cinéma dans une ancienne chapelle est un lieu de réjouissance, parce que les sept marches dans le noir avec chacune leur liseré de petites lumières bleues, annonçant le royaume de la fiction, des acteurs, des musiques, de la créativité humaine en ébullition, de l’art pour l’art enfin, puis les fauteuils de velours rouge, je m’assois toujours dans les trois derniers rangs, selon l’hiver ou l’été pour capter la clim ou le chauffage. Des femmes à chapeau ou éventail, des couples, des ados qu’on imagine pour la première fois en bande au ciné, des espaces entre les gens comme du temps du covid, à l’écran « Europa cinéma, 38 pays » sur fond de jazz rock, remerciement intérieur d’en être, de cette Europe qui va au cinéma.
Mais ce n’était pas le bon film : c’était une fiction en trois actes remontant le temps, construite à partir d’une nouvelle de Stephen King avec un narrateur, commençant à l’apocalypse et finissant sur l’enfance du personnage. Par le biais des maths ou des fantômes, la question évoquée tout le long de la fiction est celle du temps qui reste. Le temps personnel, le temps des humains, le temps de la terre et celui des étoiles. Au retour, passant devant les cafés bondés, la cathédrale encore ouverte, les badauds promenant des chiens, je me demandais ce qui de la fiction était vrai, car depuis que j’ai lu Cortázar dont un personnage reçoit chaque jour la visite d’une main, et que je sais qu’on peut commander sa prothèse de main en la posant loin de son bras sur une table et la faisant avancer s’ouvrir se fermer prendre un objet, depuis ce jour, je ne crois plus à la fiction. Le mathématicien dans le film parle du temps de l’univers réduit à l’échelle d’une année, échelle selon laquelle nous étions, au premier janvier 2025, à 89 secondes de minuit du 31 décembre, soit à 89 secondes de l’apocalypse. Je râpe de l’emmental tandis que le clafoutis cuit dans le four, il est 23h, toutes portes ouvertes sur l’été, cigales à peine tues, demain il restera le gratin à faire, combien de temps pour notre civilisation et combien de temps pour ce moi passager qui attends des amis ? Un bon film, vraiment, on y danse tout du long, une bonne idée pour ces dernières secondes.
beaucoup aimé cette interrogation sur le temps
le temps qui nous reste, « Le temps personnel, le temps des humains, le temps de la terre et celui des étoiles. »
se concentrer sur la vie qui pulse juste dans l’instant… peut-être que c’est cela prier ?
merci Valérie
Merci Françoise pour la piste de la prière! Je prends (comme on dit).
« Deuxième fois, je me dis deuxième fois aujourd’hui que je vois la beauté. » –> je relève voir la beauté et je me dis que ça serait un bon programme pour remplir une nuit d’insomnie ; )
pleurer devant la beauté d’un bébé… et toutes ces autres émotions effleurées ou révélées… merci pour cette « pleine présence » à la nuit.