#rectoverso #02 | Calme est la nuit

à ce stade de la nuit, je constate que l’épicerie de nuit est fermée, que la circulation des voitures s’est tout à fait calmée mais que les cigales cabotineuses comme en plein jour, vocalisent à qui mieux-mieux. L’une d’abord. Ses soeurs suivent. Ensuite, un de leurs groupes s’arrête avant de reprendre avec d’autres en canon. A cette heure, elles devraient être couchées et endormies.Le voisin à sa fenêtre, sans doute énervé comme moi, décide qu’un concert -lui tout seul- serait approprié à la situation. Il entonne le tube Que je t’aime.e que je t’aime.

à ce stade de la nuit, pourquoi ne pas se relever et aller farfouiller dans le frigo histoire de pointer ce qui s’y tient enfermé et noté ce qui y manque ? Pourquoi ne pas sortir quelques légumes, commencer à les éplucher ainsi qu’un oignon, pourquoi ne pas les faire revenir à feu doux ? La cuisine évite les reproches manger évite les reproches. Le choeur des cigales pourra bien chanter tout son saoul, le fan de Johnny aussi.

à ce stade de la nuit, rien n’est plus follement beau que de me diriger vers Saint Michel à cheval terrassant son dragon. Il est installé au -dessus du radiateur et à côté de la porte-fenêtre. L’hiver, il est au chaud et sinon un pan de rideau peut presque le cacher. Car sous son air bravache, c’est un timide. Heureusement que son cheval arnaché richement pour la pose lui confère une certaine majesté. Son pauvre dragon, l’oeil en berne, étendu à leurs pieds sur le sol poussiéreux est aussi dangereux qu’une couleuvre.

à ce stade de la nuit, je m’énerve je m’énerve je m’énerve. La bibliothèque est par terre. Une étagère a cédé et toute une rangée de livres a chuté d’un bon mètre. Amos Oz celui de Aidez-nous à divorcer, Isaac Bashevis Singer celui de Sosha, Paul Smaël de Vivre me tue et les autres. Des auteurs couchés sur le flanc, tranche en position foetale. Médusée, je regarde Camus plus haut perché qui semble épargné pour cette nuit.

à ce stade de la nuit, le rouge me monte aux joues. je me remémore ce que crachent la radio, les journaux. L’impuissance me taraude. La honte s’installe. En mouvements (comme guêpe) de feu, je glisse dans la peur, assiste au déclin du monde. Je glisse dans les forêts obscures. C’est une folie une barbarie. Porté par les plis du vent, un enfant hurle. Rouge est son nom. Son sang bleu ensoleillé.

*

Après une nuit aussi calamiteuse, j’ai décidé que je devais entamer la journée comme si c’était une soirée et je me suis calée sur le canapé. Je regarderai un film, après j’irai me coucher volets tirés. Le programme d’Arte en proposait plusieurs en replay et j’ai pris tout mon temps pour lire une à une leur présentation, faire un premier choix et voir des extraits de celui-ci. It must be heaven a retenu mon attention. A cause de son titre, à cause de la tête ahurie du comédien qui est aussi le réalisateur du film. Elia Suleiman. Ce fut un régal. 97 minutes de pur bonheur. Le personnage entreprend de voyager, de questionner son identité et ceci sans un mot. On le voit vagabonder de villes en villes, étonné et décontenancé par ce qui s’y passe. Trente scènes (ou cinquante, je ne m’en souviens pas) cocasses, absurdes pour le Palestinien qu’il est, se jouent sous ses yeux. Ca tient du Tati, du Chaplin, des Lettres persanes de Montesquieu. Tel un espion infiltré, il partira de Nazareth pour arriver à Paris, puis New-York puis Montréal pour retourner finalement chez lui. A la toute fin du film, il prononcera deux mots (ou trois, je ne m’en souviens pas) C’est tout. Nous voyons défiler l’étrangeté du monde, sa violence aussi. C’est un film-satire empreint de drôlerie, de délicatesse et d’intelligence. Où se sentir chez soi devient quête illusoire tant notre culture détermine notre regard. Ce film, qui date de 2019, infuse une bonne dose de douce énergie. Un encouragement à rester debout pour comprendre et s’émerveiller… Je repense à ce moment où une amie a déboulé chez moi, souriante et rose de plaisir, pour me dire qu’elle avait visionné un Charlot, qu’elle avait fait d’énormes progrès en anglais car elle avait tout compris. Les Charlot, c’est comme les albums pour les tout petits enfants, ça se passe de mots.

A propos de Louise T.

Des fragments de vies dans divers lieux Afrique du Nord/France/Côte d'ivoire/ France. Villes et campagnes. Ecriture et Lecture. Aimerais être en lien plus étroit avec moi.

6 commentaires à propos de “#rectoverso #02 | Calme est la nuit”

  1. « Porté par les plis du vent, un enfant hurle. Rouge est son nom… » C’est très beau ainsi que ce que disent de nous « ces nuits obscures » et toutes ces écritures dont l’essence est de ne tenir qu’à un fil. Merci pour ça.

  2. Un grand merci Louise pour ces belles colères, ces nourritures célestes qui mangent les reproches, ces divagations pleines et entières, ce grand bond dans le voyage halluciné d’un film – donne vie

    ce rebond
    votre écriture donne vie

  3. J’aime bien l’idée d’apprendre l’anglais avec un film muet. Et le frigo, la nuit, quel vaste sujet… Mais aussi la bibliothèque sens dessus dessous. Bref, à bientôt