Le prélude à l’après-midi d’un faune ? Non ! Un faune mielleux séduit les nymphes avec une flûte pas avec une trompette. Ce doit être un arrangement, ils ont tous la manie des arrangements. Non ! c’est la fille aux cheveux de lin. Debussy quand même. Arrangé oui.
– Tu devrais écouter davantage tes intuitions
Hors musique pas d’intuitions, du stress, de l’angoisse, des scénarios, des histoires à chaque personnage croisé, des contes rêvés oui, mais pas d’intuitions, brute de décoffrage. Un grand rêve : avoir de l’intuition et qu’elle soit fiable, afin de mieux conduire sa vie. Ah ah ! mieux conduire sa vie !
– Tu dois vérifier les noms, ne te laisse pas aller. Identifier c’est exister, éprouver par le jeu le succès d’avoir gagné, identifier c’est pétillant, joyeux, grisant.
Sans cesse vérifier. Une obsession. Sans cesse vérifier que l’on sait. Pas d’écoute sans identification. Il faut le nom. Il faut la forme. Pour tout entendre pour tout comprendre, ce que les sons disent et ce qu’ils ne disent pas. L’histoire qu’ils racontent.
Chostakovitch, 1941, la 8eme écrite pendant le siège de Stalingrad par l’armée hitlérienne. La marche inexorable répétée inlassablement, de plus en plus puissante, de plus en plus cuivrée, se répandant dans toutes les rues les avenues les places : trente minutes d’invasion. À écouter en temps de paix, pour se rappeler. Chostakovitch écrit sous les bombes, à la fin du premier mouvement il ne sait pas encore que les Allemands ne rentreront pas dans la ville.
La Tétralogie. Les hirondelles au-dessus du théâtre antique d’Orange striant le ciel de leurs arabesques et de leurs cris jusqu’à la tombée de la nuit, les gradins de pierre ocre jaune, plusieurs fois millénaires, et dans le silence de la baguette levée, ouverture de l’or du Rhin, une note grave tenue comme dans les grandes fresques de Pink Floyd, déploiement de l’accord majeur, début de l’histoire des dieux et des hommes, de leur folie d’autodestruction. Un son de contrebasses, 22h, les hirondelles rentrent dans leurs nids : ça commence.
– Continue, allume la radio pour jouer. Joue !
Nommer pour jouer ? Ou nommer pour conjurer ? Le prélude et la mort d’Iseult. La tragédie de Tristan et Iseult qui se seraient aimés même sans filtre d’amour, et je suis sûre de mon intuition. L’éternelle histoire de la jeune fille donnée à un vieux, même s’il est roi c’est indéfendable, et le montant du deal n’est pas dit… L’accord, le fameux, celui qui a donné des thèses, l’accord de tension extrême entre la mort et Iseult. Et cette tension qui monte incessante, qui vous arrache et fait resurgir toutes vos douleurs, inexorablement, car c’est l’amour et la mort. « La mort, toujours la mort », dit Carmen en se tirant les cartes.
-Écoute ça ! Tu conjures quoi ? Immédiatement les mots emprunts de tragique. Joue s’il-te-plait ! Simplement joue ! Amuse-toi, n’analyse pas pourquoi tu joues !
L’étrange Noël de Mister Jack, les choristes adoraient. Le thème du méchant perce-oreille. J’ai perdu le compositeur. Jusque-là je ne savais pas que l’on pouvait prendre un perce-oreille comme vilain personnage. C’est Dany Elfmann. J’ai perdu l’orthographe. Depuis que je cultive un potager je sais que les perce-oreilles sont des méchants : ils trouent à mort les jeunes plans d’artichauts ou de haricots verts. Danny Elfman.
-Et ça hier, encore ton intuition. Tu ne te fais pas confiance. Oui c’était bien du Schumann, avec un instrument bizarre.
Un hautbois d’amour et Schumann, impossible pour mon cerveau. Ça serait comme Napoléon habitant un château fort. (Quoique, finalement, Sainte Hélène…) Mon cerveau est programmé pour de la logique, c’est attristant. Quand même une petite victoire d’avoir pensé Schumann aux premières secondes. Ce hautbois d’amour comme une fausse piste. La piste des chants dalmates du XIIe qui t’ont fait rater le concours. Depuis il te faut identifier, nommer, ne pas se tromper mais aussi toujours se réjouir de l’infini des sons, des combinaisons de douze sons, du jeu de la forme : Astor Piazzola ses tangos violons et bandonéon, Mickael Jackson ses boucles, ses riffs, le moonwalk, le chapeau, Schubert qui tue un enfant, alors à cheval dans le dos de son père, criant Vater Vater ! mais le père n’entend pas, il caracole, la 32ème où Beethoven invente le jazz, mais oui c’est grisant ! et Nina Hagen la punk venue de l’Est « Ich glaube TV » entre cri et voix d’opéra et Michel Berger « Résiste ! », on ne sait plus ce qu’il faudra mettre pour sa cérémonie de décès. C’est tellement grand cette vie !
Un hautbois d’amour, Schumann, quand même.
– C’est ton processus d’emprise : la nécessité de nommer, la victoire de savoir ou la déception d’être à côté de la réponse, alors que la connaissance ne fait pas l’homme, tu le sais. Certains se doivent d’identifier les citations littéraires, d’autres toutes les langues, d’autres encore les plantes, les oiseaux, les vins, les maladies, les pierres, les travers de l’esprit, les ADN, les traces, les capitales, des manies de savoir pour se situer, ceux qui savent ceux qui ne savent pas, qui savent ça ou qui savent autre chose que l’on ne partagera pas (toutes les techniques de pêche et de chasse !), pour se réjouir en groupes, pour créer aussi de nouvelles formes en l’occurrence à partir de ces douze sons malléables pétrissables par le cerveau et par la main qui joue. Poursuis !
Le thème du dies Irae, chant grégorien, « Jour de colère que ce jour-là, où le monde sera réduit en cendres », chez Lully, Liszt, Saint Saëns, Berlioz, Tchaïkovski, l’incroyable histoire de ces quelques notes transformées par des centaines de compositeurs, en métal, en musiques de film.
– Et la pâte sonore ?
La pâte sonore, deviner les ingrédients des associations, un bois doublant un cor, une clarinette poursuivant la courbe d’une voix, des harpes et des contrebasses, une kora et une guitare, l’épaisseur du son, sa transparence, Mahler les infinis dégradés de sons se mouvant tels des ondulations de lave sur une pente avec aspérités, l’intrusion d’un coup de marteau, et Steve Reich, la pâte sonore de la ville, New York et ses attentats.
-Arrête, ça ne va nulle part.
Alors, on joue, ou ce n’est plus l’heure ?
Grand respect pour votre texte. Il nomme très bien ce qui fait emprise pour vous. Relecture obligée, de suite, et grand merci.
Très intéressée par votre musique. Merci.
Votre texte une régal surtout ce paragraphe « – C’est ton processus d’emprise : la nécessité de nommer, la victoire de savoir ou la déception d’être à côté de la réponse, alors que la connaissance ne fait pas l’homme, tu le sais. Certains se doivent d’identifier les citations littéraires, d’autres toutes les langues, d’autres encore les plantes, les oiseaux, les vins, les maladies, les pierres, les travers de l’esprit, les ADN, les traces, les capitales, des manies de savoir pour se situer, ceux qui savent ceux qui ne savent pas, qui savent ça ou qui savent autre chose que l’on ne partagera pas (toutes les techniques de pêche et de chasse !), pour se réjouir en groupes, pour créer aussi de nouvelles formes en l’occurrence à partir de ces douze sons malléables pétrissables par le cerveau et par la main qui joue. Poursuis » Merci pour vos notes!
quelle belle improvisation entre chant grégorien, chants dalmates, Astor Piazzola, Shumann, Malher et encore d’autres, avec du sens et cette nécessité de nommer qui se révèle comme le nœud du texte… nécessité de mettre des mots, d’identifier, de rendre plus réel encore ?
et la pâte sonore ?
épaisseur et transparence du son, ah oui Malher… ah la la Malher… je n’y connais pas grand chose, mais tout ça me parle beaucoup oui…
(nécessité de relire comme Simone…)
merci Valérie