Il y a eu Bangkok et il y a eu Siam Reap. Une année professionnelle entre ces deux villes ou plutôt passant de l’une à l’autre. Des sensations se répondant, se superposant, s’entremêlant. Tout cela m’a constitué, s’est constitué comme une mémoire trouble et fondamentale.
L’arrivée d’abord, le trajet entre l’aéroport et le quartier encore inconnu où j’allais loger de Bangkok. D’immenses affiches du Roi m’accueillent, dominent des autoroutes surplombant avenues basses, rails de chemin de fer et bâtiments. Les strates de constructions, d’époques et de standings sans lien, des habitants s’ignorant royalement. Buildings contemporains et tôle ondulée côte à côte. Plus loin les canaux, les ponts et Chao Phraya le fleuve.
L’odeur douçâtre des fleurs de frangipaniers fanées, collées sur la terre des ruelles fangeuses de Siam Reap et ma chemise blanche, propre se colle à ma peau en deux secondes dès que je sors. Saison chaude, moite et humide qui dure. Tout colle.
Le matin se lever très tôt, boire du thé, manger un gâteau ou ce qui est prêt chez le vendeur du coin de ma rue. Entendre mes premiers mots de khmer. Départ vers l’école. Le soir le stand sera fermé, recouvert d’une bâche turquoise délavé. Acheter un plat à manger aussi délicieux que les murs de la boutique d’à-côté sont sales. Rentrer me doucher. Laisser couler l’eau et filer le temps sans envisager que cette année m’obsédera autant et encore davantage. Si longtemps.
Plaisir de marcher nus pieds sur de superbes parquets de tek. Pièce vaste, pièce parquet. Dans un angle au fond une télé qui toute la journée grésille. Devant l’entrée une vieille presque décharnée, presque chauve, assise sur une chaise de plastique ne fait rien. Utile et nécessaire, c’est elle qui gardera le nouveau-né. Comment me détacher d’elle qui ne m’a sans doute jamais vu ?
Un jour au marché du quartier, un bébé hérisson blanc blotti dans sa minuscule cage de bois me fait de l’œil pour que je l’adopte. Je résiste. Ici et partout les chiens errants zonent dans un piteux état. Et comme partout des chats (qui mangent les rats) se battent. Dans des salons aux lumières feutrées d’autres baillent, s’étirent, dorment sur de confortables coussins de soie.
L’école où les enfants s’accrochent, s’impliquent, s’appliquent, plus ou moins, à apprendre l’anglais. Un tas de tongs raccommodées devant la salle de classe. Ils repartiront à cheval sur un vélo rouillé sans frein bien trop grand pour eux. Leur sourire parfait. Les sangsues dans les rizières. La terre rouge et poudreuse qui s’envole en saison sèche, qui colle en saison humide.
Le charme des corps souples, fins, des cheveux épais, noirs. Piège de la beauté.
L’odeur du camphre près des salles de massage. Combien touche une fille pour un massage ?
La pièce de vie, unique pour tout, pour tous. Pièce commune de vie familiale, deux ou trois générations. Sans porte extérieure. Local fermé la nuit par une grille, sans intimité aucune. Pareil dans les villages, villes ou Bangkok. Et les couples comment font-ils pour survivre sans intimité ni secret ?
Pour les scooters, des bouteilles d’un litre d’essence colorée à vendre disposés sur un escabeau bringuebalant le long des routes au milieu de rien, mais si on regarde bien juste à côté une maison adossée à un arbre. Maison dénuée de toute commodité, éclairée par intermittence par un unique néon, dotée d’une cuisine extérieure comportant dix ustensiles avec lesquels tout préparer.
Les enfants maigres au milieu des embouteillages cherchant à vendre des paquets de mouchoirs, des cigarettes à la pièce et des éventails en papier. Au rétroviseur des taxis, des boudas et diverses amulettes pendouillent. Plus loin dans les temples multicolores thaïlandais, de vrais bouddhas et autres divinités font fructifier les affaires.
La seule année de ma vie à faire laver (et surtout repasser) mon linge, à me gaver de mangues, de jacquiers, à prendre des taxis sans hésiter. Avec ou sans complexe selon les jours moments.
La photo d’identité obligatoire sur les tickets d’entrée d’Angkor Vat comme si on allait revendre sa place après la visite, puis les chemises hawaïennes et les peaux boutonneuses des chinois à la queuleuleu derrière leur guide, trainant les pieds et enfin les temples écrasés par l’opulence de la végétation, enlacés par les bras fins et noueux des arbres. Zones non-déminées dangereuses délimitées.
La nuit, les cris des geckos résonnent.
La nuit, les pales du ventilateur au plafond peinent à rendre respirable l’air de ma chambre. Et les après-midis trop chaudes des jours sans obligation, la fatigue m’écrase. Je me le reproche. Parfois je sors, le long du canal, et vais m’asseoir sur une natte à l’ombre adossé au tronc d’un palmier, avec ou sans lecture, à suivre avec plus ou moins d’attention les allers et venues de ma copine la grosse tortue, qui vit là, son camp de base au bout du terrain d’à côté, ou bien je regarde ce qui se passe (pas grand-chose) sur la petite place au bout de la ruelle qui arrive là, là où stationnent des rickshaws en attente dont les chauffeurs assoupis, affalés sur leur siège ressemblent à des pantins désarticulés. Les verts denses de la végétation, en saison des pluies, et le vert des tenues des balayeurs de rue aux vastes chapeaux de paille.
Et encore les moines, et les moines. Partout des moines dont les tenues orangées contrastent avec tous les verts de la végétation. Des jeunes, vieux, gros, minces, l’air intelligent ou stupide, le regard profond ou rieur, réservé ou curieux de rencontres, avec ou sans parapluie, introvertis, cultivés ou grossiers, ascétiques, autoritaires, sirupeux, lavant leur linge, étudiant ou pas, priant, mangeant, faisant l’aumône, seul ou en groupe : humain.
L’usage du dollar comme monnaie courante dans les supermarchés cambodgiens.
Et encore la jeune, élégante, jolie et distinguée prostituée croisée chaque soir ou presque sur le palier, sans un mot. Elle sort travailler, je rentre. D’elle je me souviens avec trop d’insistance. Elle revient dans mes rêves ou peut-être est-ce moi qui rêve qu’elle rêve de moi ?
Trop d’images, et alors ? et puis ?
…
Et puis tenter de dire ce qu’il en est de mes vies antérieures qui m’ont conduit dans ces deux pays. Qu’est-ce que j’en sais de ce qui m’a déterminé à venir y travailler ?
Aux inconnus on répond « les circonstances » mais il faut les dètecter, les écouter les éléments qui poussent indistinctement vers des zones obscures, des pays étrangers.
S’écouter, écouter la toute petite voix peu assurée qui pousse vers l’inconnu.
S’attendre à devoir défendre quelque chose qui tient à cœur, de fondamental ou l’inverse à laisser faire comme on dit les hasards qui évidemment n’en sont pas.
J’aurais tant aimé dans une vie antérieure rencontrer Alexandra David-Néel, faire un bout de route avec Nicolas Bouvier ou de chemin avec Auguste Pavie, caresser ou m’approprier quelques trésors archéologiques avec André Malraux.
J’aurais pu dans une vie antérieure me contenter toute ma vie de garder un temple, de trouver capital ou sans aucune importance d’en nettoyer les recoins chaque matin, d’ouvrir les volets de bois laqué, d’allumer les lampes rouges usées pour éclairer vaguement les fausses fleurs de lotus dans des bols de cuivre au sol, de balayer de temps à autre les tapis, et dépoussiérer (un peu) un bouddha couché dix fois plus grand que moi, mais aussi et surtout de ramasser les offrandes et les donner à la communauté.
J’aurais pu dans une autre vie devenir cornac, respecter la tradition familiale, m’occuper de dresser un éléphant. Etre au service du tourisme et maltraiter ce pachyderme en toute bonne conscience. Mais comment cet animal peut-il encore rester emblématique du royaume du Siam ?
J’aurais pu cultiver du riz et travailler quinze heures par jour, ou préparer des soupes en épluchant, coupant, faisant rissoler des légumes, du gingembre, de l’ail en tant que cuisinier dans un restaurant raffiné, ou encore fabriquer des anti-poisons à partir de venins de serpents (ça c’était il y a quelques siècles).
Dans une vie antérieure, une vie souffrante et écourtée, j’aurais pu vivre la guerre civile, défendre des idéaux ou seulement vivre mon simple quotidien sans chercher à lutter contre qui que ce soit, et me retrouver prisonnier tout de même, torturé et mourir sous le régime de Pol Pot, comme plus de deux millions de Cambodgiens.
Dans une autre vie, dans une vie à venir je pourrais aller vivre à Bangkok ou à Siam Reep, n’est-ce pas ?
…
Oui qu’est ce qui nous emmène ici ou là ?
Description minutieuse. On vous suit pas a pas, collant et curieux, interrogatif et décontenancé.
Merci pour cette déambulation ouverte a tous les sens.
Merci pour ce plaisir des sens. Très beau texte tellement fluide.
« J’aurais tant aimé dans une vie antérieure rencontrer Alexandra David-Néel, faire un bout de route avec Nicolas Bouvier ou de chemin avec Auguste Pavie, caresser ou m’approprier quelques trésors archéologiques avec André Malraux. » Contente de lire ce fragment et m’interroger sur tous les possibles impossibles pas possibles. Continuer d’avancer. Merci Pascale.
Merci pour cette description vivante de contrées que je ne connais pas, on sent bien l’atmosphère !