#rectoverso #04 | De L.A. à Beck en train

Recto

Défaire les livres et la mémoire. Celle des trains, des wagons chauds, froids. Une destination noire, de la fumée et des soupirs criants. L’espoir dans un violon mal accordé, une flûte aux tampons secs, abandonnée dans la boue puis jetée sur un tas d’objets précieux. Le ventre vide. La dépersonnalisation comme seule voie possible, fuite du réel et premier pas vers la fiction.

Gratter le bois, les kilomètres d’archives, de registres. Les comptes rendus de médecins, d’officiers. Voir et entendre de loin ce qui s’y fait, ce qui s’y passe. Écrire la fiction qui y voit le diable, lui donne des traits, le personnalise, le démythifie. Le chemin du corps est un impossible dû à l’implosion inéluctable de l’humain. De longues fresques intérieures, des lieux froids et mystiques parce qu’on les a rendus tels.

Là où les trains deviennent des bateaux. Le voyage transforme autant l’intérieur que l’extérieur. Les chemises ouvertes et l’eau qui pend au nez. Et encore les vestes trouées qui ne l’étaient pas quelques semaines avant. Les souvenirs de visages, de mer, d’archétypes. Papiers, les signes qui font de vous des entités sans vie.

Et les images de ceux qui survivent, qui nous aident à survivre. Le travail, l’appartement, le trottoir. Les coups de feu, l’esprit qui s’échappe. Les membres gelés, et encore la poussière, et encore les cendres et encore la viande froide.

Les couleurs du ciel : gris, noir, bleu, jaune. La couleur du sol : gris, noir, rouge, marron. Les yeux vides, les joues rouges. Les cartes entre les mains, les bouteilles, les agacements. Les mots durs à la radio. Partout où la traque ne dit pas son nom, les membres s’effacent, les yeux translucides tentent d’attraper la joie par les cornes. Frotter les chemises, et les vestes, les pantalons jusqu’à ce que toute trace de l’homme disparaisse. Et recommencer, transpirer, s’écailler. Saigner. Saigner encore et plus du tout. Du voyage dont on ne sait rien. Se réveiller à quai, comme si l’on n’avait pas dormi, sorti d’un état de veille amémoriel.

Des pages blanches que l’on s’efforce de gratter pour en effacer les spectres. Regarder tout cela de loin, en se demandant quel retour possible, traversant une autre mer. Comment devient-on un fantôme ?

Le déchirement du bateau à l’Ouest, celui du train à l’Est. Les deux conduisent dans le même lieu, celui de l’instanciation de la souffrance, quelle qu’elle soit, mais contre laquelle aucune lutte n’est vaine.

Verso

Doit-on commencer par le macabre, demandait-il ? Ne focalise pas là-dessus. Le vide dévorant n’est qu’une excuse, un tremplin vers la joie. Chaque parcelle de corps qui disparaît est un feu qui démarre. Pas celui d’une forêt – c’est le feu qui étaient), mais celui qui dévore tant l’intérieur que seul le vivant peut s’en extraire, poussant les os de la cage thoracique aussi discrètement que possible. Ne m’enferme pas dans un wagon de marchandise ou au moins, isole-moi. Je ne veux pas mourir sous le poids des corps, mais sous le poids des archétypes. Enfin c’est toi qui décides, mais ma mort échappera à sa destination. Sais-tu au moins où te conduisent les rails ? Je ne parle pas de géographie terrestre, je parle de ta géographie fictionnelle. À quel point doit-elle jongler avec tes propres lieux ? Dresser les cartes de villes qui n’existent pas à partir des mouvements intérieurs, initiés par les représentations de celles qui existent. Peu importe que cela soit vraisemblable. Elles existeront, quoi que tu fasses. Le bateau mène-t-il à Beck ou à L.A. ? Il se peut que la seconde n’existe que pour incarner la souffrance alors qu’elle ne prend même pas le temps de s’arrêter pour y jeter un regard. C’est une question de perspective. N’oublie jamais que la zone de mise au point est faible.

A propos de Stewen Corvez

Musicien, compositeur, chercheur. Écouter - https://www.stewencorvez.com/ Regarder - https://www.stewencorvez.art Voir - https://www.youtube.com/c/StewenCorvez

2 commentaires à propos de “#rectoverso #04 | De L.A. à Beck en train”

  1. .. ce verso m’a profondément émue… à 23h24 alors que j’entends au loin un feu d’artifice en cette nuit de pleine lune. je ne saurai dire plus.. grand merci.