RECTO
Il était tombé fou amoureux d’elle. Amoureux et fou. Amoureux, il ne voyait plus qu’elle et comme dans ce genre d’histoire bien banale, il se sentait pousser des ailes. Les ailes d’un homme de presque cinquante ans qui allait accepter, pour elle, pour eux deux, de retourner dans le pétrin Au sens propre ou au figuré ? un peu des deux. Elle l’avait attiré sur son île, un jour d’été, quand tout est lumineux, joyeux, insouciant. Ils étaient passés à vélo Rue du Paradis Un nom pareil ne s’invente pas pour une histoire comme celle-là et ils s’étaient arrêtés Quelle idée quand il y repense devant une vieillotte pâtisserie fermé pour cause de retraite. Noté sur une minuscule affiche avec un numéro de téléphone et pour les meubles à l’intérieur, nous appeler de préférence après cinq heures . Quelques bains de mer et siestes langoureuses plus tard, le fou d’amour et sa belle devisaient sur cette « Fée » C’était le nom qui s’affichait en lettres jaunies sur la façade écaillée, à réveiller. Elle, hyperactive, sauf quand il la prenait dans ses bras, eut vite fait de bâtir le projet. Lui cherchait dans les vieux contacts de sa vie d’avant un bien bon copain prêt à prendre un quinqua en stage de réhabilitation dans son ancien métier dont il avait tout, ou presque, oublié. Les gestes, les quantités, les cuissons, la gestion, les prix, la fiscalité, les recettes, le bruit de la caisse enregistreuse, le silence du magasin au petit matin, et le chant du pain quand, croustillant et moelleux, on le sort du four gorgé de promesses gustatives. Les deux retraités, trop contents de ne pas voir mourir leur abri de toute une vie, les avaient vite adoptés comme des enfants qui prennent la suite des parents. Ils avaient expliqué pourquoi le nom du magasin, rapport à la fée Viviane, ou Morgane, ils s’embrouillaient dans les souvenirs de la forêt de Brocéliande où ils s’étaient mariés et La Fée qui les avait accompagnés, sans trop de scènes de ménage, jusqu’à leurs noces de diamant et une retraite bien méritée . Les amoureux rêveurs On n’est pas à un pléonasme près dans cette histoire avaient été invités à la très symbolique dernière fournée dans la poussiéreuse pâtisserie, et à prendre quelques kilos rien qu’en regardant le géant Kouign Amann fait maison sortir du four et crâner devant le futur boulanger dans sa peau de marmiton.
Ces deux oiseaux planant au-dessus de la mer et des étoiles, devenus inséparables rencontrèrent deux obstacles. Surmontés. Le banquier du continent ne comprenait pas comment un commerce de boulangerie, bio de surcroit, à une époque où seuls les adeptes de la macrobiotique de Georges Oshawa savaient ce que ces trois lettres signifiaient, allait, sur une ile de moins de 25 km2 peuplée de moins de 2000 habitants, pouvoir dégager dans la caisse de quoi payer l’emprunt contracté pour l’achat du fonds et des murs Tant qu’à faire, autant faire grand qu’elle lui avait dit en rappelant que quitte à être de l’aventure, c’est toujours, comme au casino, la banque qui gagne.
Le boulanger du bourg. Fâché. Plus que cela, il fulminait devant sa farine et devint blanc de blanc en apprenant qu’un concurrent allait s’installer et faire cesser son monopole bien rôdé, bien ronronnant au point de ne servir que du pain blafard et de gout dépourvu. Les deux tourtereaux tentèrent la voie de la cordialité On vous explique on va faire du pain différent, pas des baguettes, et puis aussi des tartes salées et sucrées, pas d’éclair au chocolat, pas de Paris Brest, de meringues, ni mille feuilles ni profiteroles, pas de baba au rhum, de religieuse, aucun macaron, encore moins de forêt noire. L’échange fut bref, pas convaincu par le couple, le pâtissier boulanger était pétri de peur, la peur de perdre tout d’un coup, clients, argent, notoriété. Pourtant à son pain insipide et sans saveur les habitants s’étaient habitués. Les habitudes ont la dent dure mais quand elles parlent au palais, elles vacillent.
Passé l’hiver à tout casser, découper, démolir, percer, coller, rebâtir, peindre, agencer, réceptionner, tester, en plus pour lui les cours de rattrapage chez un ami parisien, le meilleur pain bio de Paris de l’époque, en plus pour elle les visites chez les fournisseurs. Puriste avant l’heure elle voulait la meilleure farine provenant du meilleur blé sans pesticide, fongicide, herbicide, moulu à la meule de pierre, et puis des filtres à osmose inverse pour une eau débarrassée de tout contaminant, et puis un sel des marais de la côte un peu plus bas au gout de la fleur, fragile, qui se cristallise à la surface. Elle avait aussi en charge la décoration, les papiers administratifs, l’annonce à Monsieur le maire, content et comme tout le monde interloqué, la distribution des prospectus.
La Fée s’éveilla un jour de printemps comme on en voudrait pendant trois mois, un matin frais sous un ciel parfaitement bleu avec un soupçon de soleil pour la lumière. La première nuit au fournil avait été longue et emplie d’anxiété et de fierté amalgamées. L’amoureuse était allée la veille chercher à Paris le premier levain chez l’ami maitre de stage, un levain naturel comme on n’en faisait plus depuis la révolution du pain blanc. Emballé comme une pierre précieuse, ce mélange d’eau et de farine fermenté avait, dans les bras de la belle, pris la route, puis le bateau et allait, sur un caillou marin se multiplier Pour la vie pensait l’amoureux transi de peur de tout rater, les mains dans la farine et les yeux rivés sur la température du four. La première fournée fut royale, digne d’un artiste, la vieille clochette de l’ancienne pâtisserie laissée accrochée à la porte de la boutique – une superstition qui collait à cette histoire de fée – fit entendre l’arrivée du premier client. Une cliente. Une dame, au dos usé et courbé, qui dévisagea le boulanger et sa femme. C’est comme cela qu’on l’appellerait, elle, désormais. La femme du boulanger. Elle s’approcha du comptoir, remarqua deux jeunes affairés dans le fournil grand ouvert sur la boutique, elle les connaissait, ils se sourirent. Il y avait du pain plein à craquer sur l’étagère en fer forgé. Achetée à prix d’or chez un antiquaire qui avait senti la bonne affaire avec cette femme au sourire des gens heureux. L’odeur qui montait jusqu’aux petites narines du visage fripé de la vieille dame avait dû lui rappeler un autre temps, qu’elle avait bien connu avant l’ère du blé trafiqué, de la farine raffinée, de la fermentation artificielle, du pain surgelé, mal cuit, décongelé. Elle montra du doigt une grosse miche, une belle et croustillante miche, brillante, imposante, demanda le prix, sans plus. Ils avaient vite appris que dans ce refuge de marins et de femmes de pécheurs, on ne cause pas beaucoup. Le tiroir-caisse retentit mais c’était juste pour la joie de le faire tintinnabuler pour la première fois Ce pain est pour vous, Madame, vous êtes notre première cliente et il vous est offert. La petite dame sourit une seconde fois, on entendit un timide merci, les regards avec les apprentis boulangers s’échangèrent à nouveau C’est bien ils ont trouvé du travail, les petits, leurs mères doivent être soulagées.
Les jours et les mois suivants, la boutique ne désemplissait pas. Ouverte très tôt le matin, dès la première fournée qui embaumait les alentours, et pendant midi, et tard le soir. Les habitants découvraient de quoi faire chavirer leurs papilles de félicité. Du pain fait à l’ancienne, pétri et façonné à la main, poussé naturellement, cuit lentement dans un four à vapeur – le maire avait refusé sans raison majeure mais sans appel à cet emplacement dans le bourg l’installation d’un four à bois – en boule, petite et qui se garde longtemps, dans un linge, et à la coupe au poids, du pain au miel, aux noix, aux figues d’ici et pas d’ailleurs, et l’originalité de cette Fée océane, le pain à l’eau de mer.
La belle histoire n’est ce pas. Ce n’est pas peu dire. L’argent coulait à flot dans le petit coffre-fort niché dans un placard de l’appartement au-dessus de la boulangerie tournant sept jours sur sept à plein régime surtout le premier été avec tous les vacanciers qui défilaient toute la journée. Le boulanger s’était habitué à son nouveau rythme, travailler la nuit, beaucoup, dormir le jour, peu. Et la belle ? Partie pour quelques semaines aux Amériques installer sa fille sur un campus californien. A l’arrivée de l’automne, les estivants repartis à la ville, le calme revenant, on ne sait pas ce qu’il lui a pris. La chaleur du fournil, le manque de sommeil, cet argent soudain pour qui en avait, enfant, manqué tant, trop de monde trop vite pour la Fée, et le bref éloignement de sa fée, à lui, les réminiscences de son apprentissage, adolescent, à la dure, violent, sans état d’âme possible ni à ce moment-là ni plus tard pour faire la paix au présent de cette nouvelle vie, un amour trop simple, trop bon. On n’a jamais vraiment compris. Cette folie. Quoi les femmes de boulanger ne sont pas toutes des Pomponettes, qu’avait-il pu se mettre dans la tête ? Elle eut beau chercher pourquoi comment elle n’avait pas de baguette magique pour éteindre le feu de sa soudaine jalousie, les crises de dépression répression, les éclats de voix à faire aboyer les chiens errants qui avaient pris l’habitude de dormir près de la porte de l’arrière-boutique à l’affut des miettes du premier croissant du matin, les hurlements à briser la vitrine pourtant si joliment décorée pour l’hiver qu’annonçaient les grande marées de ce décembre en chute libre. Plus rien n’allait comme tout avait si bien commencé. Très vite, trop vite. Il s’accrocha avec maladresse à son fournil, elle ne voulait plus de lui sur l’île. Éphémère et rêveuse comme les vagues qui se prennent pour la mer, après quelques batailles, plusieurs touchés, en plein cœur, de part et d’autre, elle a coulé, cette idylle et son histoire romanesque avec. Le banquier remboursé, le boulanger au pain blanc ravigoté, les habitants désenchantés, la belle épuisée, l’amoureux enfui.
VERSO
Une pancarte sur la vitrine de la façade enlaidie d’une peinture marron tellement repoussante qu’elle en dégouterait les amateurs de châtaigne et autres fagacées grillées dans un feu de cheminée. C’est l’hiver, il ne sait pas pourquoi il est revenu, et à cette époque de l’année où la tristesse envahit le paysage et tous les visages. Même le museau des chiens errants. Une vitrine, vide, qui laisse voir l’intérieur de la boutique, vide, et sur la pancarte deux mots à louer . Personne dans la rue ni sur la route qui le ramène au port pour demander ce qu’il s’est passé pendant ces longues années. Quinze, vingt, il n’arrive pas à compter, tout se brouille dans sa tête. Il revoit les rêves à deux, leur ivresse, les beaux jours, les nuits d’amour, les clients joyeux, l’argent Trop d’argent ? Sa beauté à elle qu’il voulait pour lui pour lui seul Trop belle ? La réussite pour lui qui avait tant échoué gamin sous les coups des anciens Trop de succès ? Et les cauchemars et tout le bazar après.
Les trois sifflements de la sirène du bateau appelaient au départ. Il aurait pu prendre le suivant, se faire servir un café bien serré au bar du port où il aimait venir se poser une fois la nuit blanche accomplie, il aurait pu chercher à savoir, il aurait bien fini par rencontrer quelqu’un qui lui aurait parlé de la Fée, et de lui, de son pain, et d’elle Où est-elle maintenant il aurait pu noter le numéro de téléphone inscrit sur l’affiche et partir en rêvant à un remake, autrement. Il ne s’est pas retourné lorsque le bateau a quitté le port entre les deux phares, comme deux gongs de pleine conscience. Il sait que c’est impossible. Le bateau gagne le large, le vent emporte les quelques coulées de fausse pluie qui ruissèlent sur ses joues. Il a compris. Ce jeu de la vie, ses impasses, à lui, ses ombres, à elle. Il ne reviendra pas. Les contes de fée, qui ne le sait pas aujourd’hui, ce n’est pas pour les grands. Ni pour les enfants.
*extrait Comme on aime, Teofilo Chantre
Formidable ! C’est au tout petit matin (4 h 50) que je te regarde, que je t’écoute, que je te lis. Ta contribution ! Tout ce que j’aime : du travail d’artiste. Merci !
grand merci pour ce retour de lecture matinale!!
Merci pour cet avant , après qui me plait beaucoup, sous ces airs de contes pour adultes (tout de même…), textes et images, rythmes et films tout est bon pour nous faire partager un moment où fantaisie et réel se mêlent à merveille.
merci à FB de ne cesser de parler de cette possible distance pour parler , ou pas, du réel…et merci pour le retour sur la » fantaisie » ça me plait bien qu’on y voit aussi cela. Merci!
oui, oh la la, on te lit comme un conte et on est si triste que ça n’ait pas pu marcher… mais enfin, pourquoi ce revirement soudain alors qu’il y avait tout pour être heureux dans une île à vendre du bon pain au miel et aux noix ? et l’ancien boulanger a t il retrouvé sa clientèle ? oh la la on voudrait en savoir encore plus… le bateau, la pluie, les larmes…
ah oui ? je pensais avoir tout ra-conté sur cette drôle d’histoire!
merci beaucoup!!
Quel conte mené tambour battant ! On aimerait en savoir plus en effet sur le retournement
ah oui bis? en savoir plus…hum hum…
merci!
Beaucoup plus qu’une tranche de vie, toute une romance. La voix de Téofilo Chantre et toute la nostalgie remonte. Bravo.
Merci d’être passée par la boulangerie! ah le pain …
Les histoires d’A finissent mal en général
(https://youtu.be/ln0VwCqMkcA?si=Ty3uX1R8_o-amK2l) (on connaît la chanson!)
mais elles font de belles histoires comme celle que vous avez écrite.
Merci!
Et soudain, en quelques mots, tout s’effondre, s’émiette. Ne demeurent que ces « quelques coulées de fausse pluie » que vent emporte. Quelle histoire ! Et votre manière de la porter très haut, loin de toute banalité, avec tant de justesse dans l’écrire. Un très beau texte. Merci !