#rectoverso #05 | Pierres d’angle

Le chemin, parce que c’est encore un chemin à peine dégrossi, descend dans le sens nord-sud. Les enfants jouent en dévalant la pente dans une carriole en bois aux roues articulées. Dans le sens est-ouest, juste après le carrefour, un panier de basket fixé sur le mur en pisé de la grange compte les points que les enfants s’amusent à marquer. Devant la remise aux larges portes en bois, le chemin se change en aire de battage pendant les moissons. La basse-cour se déverse matin et soir sur la chaussée, rejoint de l’autre côté le tas de fumier pour le coq et les poules, la mare pour les canards. Si d’aventure une voiture vient à passer à ce moment-là, elle s’arrête et les gens ont le temps d’attendre que tout ce petit monde traverse. On ne relève que très peu d’accidents, quelques plumes arrachées tout au plus, sans gravité, sauf la fois où il fallut faire vite fait une terrine de canard. La mère Grelotte habite la maison à l’angle sud-est du carrefour. En ouvrant le portail pour ainsi dire directement sur le carrefour, elle sort sa voiturette, la laisse en plan, en descend, referme derrière elle, tout au ralenti, elle est vieille, courbée en deux et percluse de rhumatismes. C’est à ce carrefour où en revenant de la maternité l’homme sort de sa voiture laissant le moteur tourner crie J’ai une fille ! J’ai une fille ! Tous les voisins sortent précipitamment dans leur cour viennent s’agglutiner dans cet espace réservé à la circulation félicitant l’homme le congratulant l’embrassant se faisant des accolades. C’est la liesse. A ce même carrefour les mêmes voisins les mêmes familles avaient appris pour le suicidé dans la maison Grangier. Ce carrefour est le cœur du quartier. L’aïeule est assise sur un fauteuil dans le cabanon de jardin situé à l’angle sud-ouest. De là elle observe ce qui se passe par une ouverture invisible de la route. Elle sait en temps et en heure qui passe avec qui pour aller où. Quand on la cherche on sait la trouver là. La végétation n’a qu’à lui obéir, rien ne dépasse. Sous le marronnier centenaire on s’assoit et l’on bavasse de météo et de politique. Les hirondelles reviennent chaque année.

Trente ans plus tard

J’estime la surface du carrefour à 25 m2.Une intersection en croix de deux voies communales. L’axe nord-sud relie le bourg au quartier sud des HLM rejeté en périphérie. L’axe perpendiculaire déverse tous les matins à l’est un flot humain contenu dans des automobiles de plus en plus nombreuses et volumineuses en direction de la cité scolaire et des aménagements sportifs, multipliant par 2,5 la population de la bourgade en période de scolarité, flot renvoyé en fin de journée dans les villages alentours. L’axe est-ouest dessert aussi les nouveaux services communaux, intercommunaux et même départementaux aux noms avantageux, Les Cèdres – pour l’EHPAD – Les Sources – pour le Centre Social – et bientôt Dorémi – halte-garderie en cours de construction. La largeur des voies n’est plus adaptée à la circulation. Quatre panneaux STOP marquent désormais  l’arrêt pour chacune des voies. Au sol, quatre larges bandes blanches régulièrement repeintes. Aux angles nord-ouest, nord-est et sud-ouest, de grosses pierres provenant de la moraine glaciaire de la plaine témoignent d’un temps ancien. Plus personne ne sait que les pierres d’angle servaient autrefois aux tombereaux à mieux tourner, à éviter qu’ils arrachent le mur des maisons et des jardins au passage. Maisons murs et jardins ne peuvent pas se pousser pour élargir la route. Aujourd’hui le carrefour s’avère un goulot d’étranglement. Du panier de basket, il ne reste plus que le cercle métallique. Inutile. Les poules ne traversent plus la rue et le chien est attaché. Plus personne non plus pour bavasser sous l’arbre, les anciens sont tous morts. La glycine a fini de recouvrir le mur du jardin derrière lequel l’aïeule se dissimulait pour observer le carrefour. Vigne et vigne vierge se disputent l’endroit, s’enroulent sur un des panneaux. Des roses rouges débordent même. Ça circule beaucoup à cet endroit devenu stratégique incontournable avec les GPS qui envoient se perdre les 3 tonnes 5 polonais dans la cour de ferme et les semi-remorques ne pouvant pas négocier leur virage. Naze indique le chemin le plus court n’indique pas le jeu des quatre panneaux STOP que certains franchissent allègrement sans souci ni du piéton ni du gamin sur son vélo encore moins l’automobiliste qui monterait ou qui descendrait et inversement. Les cyclistes portent un casque. Dans la tourmente c’est à peine si l’on salue son voisin.

Je me demande si mon rectoverso ne serait pas finalement l'antinomie ville/campagne renvoyant dos à dos ces deux textes-carrefours écrits à un an d'intervalle.

#anthologie #22 | Saxe Gambetta
Lyon 1er juillet 2024
Du cinquième étage on domine le carrefour à l’intersection du troisième et du septième arrondissement. Le sens de circulation du cours Gambetta d’est en ouest va en direction de la fosse aux ours. Deux voies sont dédiées aux voitures, avec une voie dessinée au sol pour les cyclistes. A contre-sens une voie pour les bus. A gauche du cours Gambetta, venant du sud de Gerland et du septième arrondissement, l’avenue Jean Jaurès qui devient dans une légère oblique l’avenue du Maréchal de Saxe tirant droit jusqu’au sixième arrondissement et le parc de la Tête d’Or. Au niveau du carrefour, c’est le haut de l’avenue de Saxe, le dernier numéro étant le numéro 165 ou le 167, je dirais le 165. L’observation se fait depuis la numérotation impaire du côté est de l’avenue. Le sens de la numérotation suit le cours du fleuve coulant nord sud en direction de Marseille. Les immeubles sont anciens mais moins cossus que dans le sixième arrondissement. Six étages en moyenne se disputent la hauteur du ciel avec des platanes arrivant presque au niveau du cinquième étage. La chaussée de l’avenue Jean Jaurès et l’avenue de Saxe se partage comme le cours Gambetta entre couloir de bus à contresens voies de circulation pour les voitures et piste cyclable. Aux quatre angles du carrefour se trouve une station de métro, un escalier simple à l’angle de l’avenue de Saxe et du cours Gambetta, une volée d’escalier doublée d’un escalator au bout de l’avenue Jean Jaurès ainsi qu’une cabine d’ascenseur. Du côté pair de l’avenue Jean Jaurès, un escalier simple tournant le dos à un double abri bus. Une banque fait l’angle du cours Gambetta et de l’avenue Jean Jaurès, côté pair et côté impair. Les arrondis de trottoir sont larges facilitant la circulation aisée des piétons. Cours Gambetta côté sud, une large grille d’aération du métro occupe le trottoir devant un bureau de tabac presse. Parfois, un mendiant se tient là avec sa sébile. Sur un carton on peut lire pour mangé ou bien sans logement 1 piécette SVP. Une autre grille d’aération se trouve avenue de Saxe devant un bar à bières Hopper côté pair. La vitesse de circulation est limitée à 30 km/h, c’est écrit à moitié effacé sur la chaussée. Des feux tricolores ordonnancent la danse des voitures bus vélos trottinettes piétons poussettes utilitaires camionnettes en un flot ininterrompu. Le marquage au sol peinturluré en blanc trace les chemins à emprunter. Beaucoup de SUV de 4X4 urbains encombrent les places de stationnement.

Lyon 5 décembre 1979
Le carrefour Saxe Gambetta semble immuable avec ses huit voies de circulation. Le cours Gambetta comporte deux voies de circulation d’est en ouest et deux d’ouest en est. L’avenue de Saxe dans la continuité de l’avenue de Saxe ou inversement comporte également deux fois deux voies de circulation du sud au nord et du nord au sud. Je ne sais plus si les bandes blanches avaient remplacé les passages cloutés, je pense que oui, mais on continue de dire traverser sur les clous. Des trolleys bus à perche naviguent au milieu des voitures dans leur voie dédiée au-dessus des fils électriques desquels ils ne dévient guère au risque qu’une perche se décroche, le trolley bus ne pouvant plus avancer embouteille l’avenue. Circulent des Peugeot des Renault des Citroën que l’on reconnait derrière la fenêtre les mêmes voitures que la R 16 familiale la DS du tonton la 2 CV de la tante les mêmes que les modèles réduits Majorette avec lesquels on joue. Du haut de la fenêtre depuis la chambre on observe la rue on compte les voitures par familles et couleurs. Au feu vert, on compte de un à dix puis valet dame roi pour voir qui est le roi, une belle voiture ou une voiture pourrie. On se dispute en établissant un pronostic de nos voitures préférées. On essaye de déterminer quelle voiture arrivant passera au feu orange devra s’arrêter au feu rouge. Ça finit toujours en pugilat. Le soir les phares n’éblouissent pas. L’enseigne lumineuse du marchand de vélos Pithioud clignote. Aux deux angles de l’avenue de Saxe et du cours Gambetta un café. La vue donne sur le café du Commerce les banquettes en cuir. Quand le store ban est baissé on ne voit que les pieds des clients. Le garçon de café porte pantalon et gilet noirs chemise blanche et plateau rond. Y a-t-il seulement une terrasse ? Et la cabine téléphonique ? Elle est double et l’on surveille qui entre téléphoner combien de temps on imagine les conversations. Parfois un clochard vacillant se lance pour traverser la rue. Tout le monde retient son souffle. Une autre fois un homme mal en point vomit tripes et boyaux sur le trottoir. Alors la rue fait peur.

A propos de Cécile Marmonnier

Elle s’appelle Sotta, Cécile Sotta. Elle a surtout vécu à Lyon. Elle a été ou aurait voulu être marchande de bonbons, pompier, dame-pipi, archéologue, cantinière, professeure de lettres certifiée. Maintenant elle est mouette et fermière. En vrai elle n’est pas ici elle est là-bas. Elle s’entoure de beaucoup de livres et les transporte avec elle dans un sac. Parfois dans un carton quand il ne pleut pas. Elle n’a pas assez d’oreilles pour les langues étrangères ni de mémoire sur son disque dur. Alors elle écrit. Sur des cahiers sur des carnets sur des bouts de papier en nombre. Et elle anime des ateliers d’écriture pour ne pas oublier de vivre ni d'écrire.

8 commentaires à propos de “#rectoverso #05 | Pierres d’angle”

  1. Ton texte de cette année résonne en moi. J’ai aussi écrit sur le monde rural disparu. »Dans la tourmente, c’est à peine si on salue son voisin. » Je te salue, Cécile, et je te remercie pour le moment de lecture que tu m’as offert.

  2. Un tout autre monde trente ans plus tard. Ton texte dit tellement bien l’accélération de nos sociétés, le délitement du lien social à mesure que les flux s’élargissent dans l’espace. Ce que les lieux disent de l’humain…Encore un peu et un rond-point remplacera les 4 stops pour fluidifier le tout…Merci Cécile !

  3. Un monde rural qui disparaît. J’ai aussi écrit sur ce sujet. Je ne regrette pas les conditions de vie difficiles, les tas de fumier et les mares de purin. Mais les vaches dans les prés, si.

  4. Tellement bien rendu ! Nous vivons aujourd’hui comme des automates. Tellement désolant parfois. Merci Cécile

  5. Je me demandais à te lire ce qu’il se passerait si les voitures désertaient la route, et que le carrefour, dans un nombre d’années, revenait aux herbes, aux animaux, aux pierres. Ce n’est pas le chemin que prend le monde, mais les mots peuvent tout raconter.

  6. Merci pour ce regard utopique auquel je n’avais pas pensé. je vais l’adopter. merci Carole !

  7. Chez moi, la campagne a été remplacée par le néant, ici c’est le trop plein qui a gagné, l’organisation à outrance, le passage brut, et c’est bien triste aussi. Merci, Cécile, pour ce beau texte!