#rectoverso #05 | Besame mucho

Recto 5

C’est une petite propriété sise à Montlouis-sur-Loire, au lieu-dit « Les Fosses-Bouteilles ». Ce jour-là, après avoir franchi le portail noir, j’emprunte une allée grillagée bordée de thuyas jusqu’à une arrière-cour. Puis je foule un sol bétonné, immaculé de tâches noires. Tout au fond, en face de moi, j’aperçois la vieille carcasse couleur crème d’une Citroën Ami 6 d’où s’échappent quelques guêpes. Un pêcher en fleurs la jouxte. Je m’approche de l’arbre. Il n’est pas très haut, ses branches sont fines et tordues. Je regarde les pétales roses pâles qui ornent ses rameaux nus puis son tronc. Je ne peux m’empêcher de toucher du bout des doigts l’écorce rugueuse. Soudain, un juron se fait entendre, suivi du bruit métallique d’un outil heurtant le sol. Je tente de reprendre ma déambulation mais à peine ai-je fait quelques pas que j’arrive déjà à la hauteur d’un garage en parpaings. C’est Aurélia, une collègue habitant à proximité qui m’a donné l’adresse ce matin. C’est urgent car j’en ai besoin pour mon automobile, une Clio blanche qui a un problème récurrent au moment du démarrage. Les portes de la remise, fabriquées à partir d’un assemblage sommaire de tasseaux et de lattes en bois, sont grandes ouvertes. La toiture quant à elle est en tôle. Je remarque un petit trou aménagé au niveau du linteau, dans le prolongement vertical du montant de serrure. C’est l’endroit idéal pour y cacher une clé. Une forte odeur de cambouis m’envahit les narines. C’est chaud et tenace, presque agréable. J’écoute les bruits qui émanent de l’intérieur. Les outils s’entrechoquent, un moteur vrombit. Il y a des raclements et des hoquets. Un cric grince au même rythme qu’une musique émanant d’un vieux poste de radio. C’est une chanson espagnole « Besame mucho ». Au moment du refrain, j’entends le garagiste fredonner et me décide enfin à entrer. L’homme est de dos, penché sur son établi. Il s’est arrêté de chanter et vient de se mettre à siffler. Derrière une pompe à huile manuelle se trouve la fosse à vidange et, appuyé contre le mur du fond, un vieux VéloSolex. J’avance en me raclant la gorge pour manifester ma présence. J’ai peur de me salir. J’arrive du bureau. Tout ici est tellement gras et collant. Le sol est jonché d’écrous de toutes les tailles. Il y a aussi des clés et des tournevis dont les manches sont devenus poisseux à force d’avoir été manipulés. L’homme se retourne et me sourit. Il approche de la soixantaine, ses petits yeux en amande sont vifs et rieurs. De grosses gouttes de sueur perlent à son front. Sa peau est tannée par le soleil. Il porte une combinaison maculée de graisse et d’huile. Il saisit sur la large table située derrière lui un chiffon pour tenter de s’essuyer les mains mais, les jugeant encore trop sales, il avance à leur place un coude. Je fais de même avec l’un des miens. Nos deux membres s’entrechoquent et nous rions. Ce garagiste est aimable, un brin malicieux. Sa voix a un léger accent. Il me demande la marque de ma voiture, son année, son kilométrage ainsi qu’un bref descriptif de la situation. Il jauge mes réponses et me parle alors d’encrassement, de capteur de vilebrequin et de système d’injection. Je ne comprends pas grand-chose à son jargon mais j’acquiesce à chacune de ses interprétations. Il m’informe qu’il a une ou deux heures devant lui avant l’arrivée du prochain client. Il n’aura pas besoin d’aller à la casse ou chez un concessionnaire. Il a la pièce qu’il faut au garage. Il me propose de rentrer ma voiture pour qu’il puisse y jeter un œil. Il s’enquiert de mon temps à moi. Je lui parle d’Aurélia chez qui je peux aller en attendant qu’il répare ma Clio. Au moment où nous sortons du garage, je vois une ombre blanche à même le sol foncer à vive allure dans ma direction. J’ai à peine le temps de réaliser qu’il s’agit d’un coq que l’animal est déjà en train de s’acharner sur mes mollets. Il m’assène plusieurs coups de becs nerveux. Surprise, je crie et je m’affole. Le garagiste attrape un bâton posé contre une des portes et le secoue vigoureusement devant le volatile en accompagnant ses gestes d’une série d’onomatopées et d’un « Coco, espèce de corniaud ». Je frotte énergiquement mes tibias. Ma jupe midi en jean a limité l’attaque de l’oiseau de basse-cour à la partie inférieure de mes jambes. Le garagiste s’excuse pour l’animal. Nous avançons jusqu’à un salon de jardin installé juste devant la porte-fenêtre de la maison du propriétaire. Invitée à m’asseoir, je prends place sur une des quatre chaises en plastique. L’homme actionne un robinet en fonte fiché dans le mur de façade et situé à droite des deux marches grises qui donnent accès à la cuisine. Celle-ci aujourd’hui est ouverte mais un tissu épais en coton rayé la protège des regards indiscrets. De l’eau fraîche jaillit du robinet. Tandis que l’homme se savonne les mains, j’observe les traces d’écoulement et les dépôts de calcaires blanchâtres sur le parement puis je regarde discrètement ma montre. Il est seize heures. Les mains encore mouillées, le garagiste réoriente le parasol puis finit de les essuyer en tapotant énergiquement sur son bleu de travail. Il monte jusqu’au seuil de la porte et passe ensuite sa tête à travers l’étoffe, interpellant sa femme. — Yvette, c’est l’heure du thé, apporte-nous s’il te plaît une tasse supplémentaire. Nous avons une invitée. Une dame assez grande, plutôt enrobée mais au port de tête altier apparaît une dizaine de minutes plus tard. Elle porte un plateau en étain sur lequel ont été disposées trois tasses en porcelaine fine accompagnées de leur soucoupe. Je remarque également l’élégant sucrier issu du même service et sa pince à sucre. Dans une assiette, des pâtisseries orientales aux couleurs mordorées se chevauchent légèrement. Après m’avoir salué de la tête, la propriétaire des lieux dépose délicatement sur la table le contenu de son plateau. Elle s’éclipse quelques secondes puis réapparaît avec la théière. Son thé est à la menthe et je le trouve divin. Le garagiste qui l’a bu d’une seule traite me laisse entre les mains de sa femme et retourne à ses affaires. Tout le temps où il aura la tête dans le moteur de ma Clio, je resterai à discuter avec la propriétaire. Nous nous échapperons le temps d’une balade dans leur grand jardin. Je repartirai aux alentours de dix-neuf heures avec mon auto réparée, le coffre plein de framboises, quelques légumes et une douzaine d’œufs frais.

Verso 5

Je ne travaille plus avec Aurélia depuis quinze ans. J’ai changé d’employeur et de ville aussi mais nous n’avons jamais cessé de nous voir pour autant. Elle et son mari sont venus me visiter plusieurs fois à Lyon et nous sommes partis en vacances plusieurs étés ensemble. Mais je n’ai pas eu beaucoup d’occasions ces dernières années de passer les voir à Montlouis-sur-Loire. Aujourd’hui, c’est différent. Elle et Ludo font une grande fête pour leurs cinquante ans et je viens les aider dans leurs préparatifs. Je séjourne à cette occasion chez ma mère qui habite à Amboise. Je lui ai emprunté sa bicyclette. Longeant la Loire, je croise le chemin de jeunes automobilistes arrêtés sur le bas-côté. Ils sont en panne et en grande discussion avec le chauffeur d’une dépanneuse. Les doublant tous les trois, je songe soudain au garagiste. C’est d’ailleurs à lui que j’ai cédé ma vieille Clio juste avant que je quitte la Touraine. Je me remémore mes nombreuses visites à ce couple. Je repense à leur gentillesse et à leur grande générosité. Ont-ils déménagé, changé de région ? Sont-ils toujours de ce monde ? J’ai encore une petite heure devant moi et je décide de faire un détour pour satisfaire ma curiosité. Je tourne une rue avant celle du garagiste et de sa femme pour pouvoir contourner leur habitation. J’emprunte ensuite une route étroite en terre battue qui donne accès directement à l’arrière de leur jardin. J’ai très envie de contempler l’allée aux cerisiers et dans son prolongement le grand potager. Mais je ne vois rien ! Je suis passée certainement trop vite et j’ai raté leur parcelle. Je descends de mon vélo pour refaire le même trajet lentement et à pied. Mais bon sang, c’était bien là pourtant ! Après avoir passé de longues minutes immobile à observer les parcelles qui me font face, je crois reconnaître au loin leur maison. J’ai toutefois un long moment d’hésitation car je ne vois pas la porte-fenêtre de la cuisine. Il n’y a plus la moindre trace du magnifique jardin. Le garage aux portes en bois bleu s’est évanoui lui aussi. Je cherche désespérément des yeux les deux majestueux figuiers dont les branches ployaient sous le poids des fruits trop mûrs. Je me remémore les senteurs enivrantes des rosiers et l’image du camélia aux pétales rouge profond me hante. Une profonde tristesse m’envahit. Je reste sidérée devant cette nouvelle allée goudronnée parsemée de chaque côté d’une pelouse artificielle. J’enfourche mon vélo et m’éloigne rapidement de ce lieu désormais dénué d’âme.

A propos de Pascale

Attirée par les mots depuis l’enfance, j’aime tout particulièrement la littérature et les arts de la marionnette. Doucement mais sûrement, les livres ont envahi ma vie. Ils m’entourent dans ma sphère privée autant que dans mon univers professionnel. Timide avec l’écriture mais souhaitant m’enhardir et mieux retranscrire mes émotions, je me lance enfin dans le grand bain…

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