Recto
Un kilomètre environ avant la gare, un étang. La fonction m’a toujours échappée tant il semble inaccessible. Aucune voie d’accès visible. Il a été creusé par les hommes, c’est évident. La gare n’apparaît pas immédiatement, mais en creux. C’est l’absence d’arbres qui signale sa présence. Le terrain autour est entretenu, pas un brin d’herbe sur la cour, rien ne pousse à l’intérieur d’un certain périmètre. On ne découvre pas à la façade de face, c’est pourquoi il faut quelques instants pour se rendre compte que le bâtiment est à l’abandon. On installe les vélos contre les talus, on boit un peu d’eau. Les enseignantes nous donnent de quoi manger, comme toujours le jaune de l’œuf et poudreux, désagréable en bouche. Les chips n’ont pas de goût, on fera avec car on a faim.
À l’arrière du bâtiment un robinet a été installé mais l’eau n’est pas potable. Les murs sont solides, l’enduit toujours aggripé aux murs, contrastant avec le rouge pâle des briques caractéristiques, entourant les ouvertures du bâtiment.
Il y a deux trous pour accéder au sous-sol. L’un dans le bâtiment lui-même et l’autre à l’extérieur, recouvert par deux grandes plaques de métal. Il est interdit d’y descendre mais je ne pense que, de toute façon, nous n’irions pas bien loin.
Partout des graffitis, des dessins, des textes y compris dans les toilettes. Des trous un peu partout. Et des traces très perturbantes pour des gamins de notre âge. Pour nous qui sommes imprégnés de la culture de la Seconde Guerre mondiale, cela ne peut être que du fait des soldats allemands. Ici ont eu lieu les exécutions, dans cette pièce ils ont enfermé des femmes et des hommes. Les adultes ne doivent probablement pas nous entendre fantasmer sur la tragédie, sinon il nous aurait expliqué que cette gare n’est désaffecté que depuis les années 60 et que cela n’a strictement rien à voir avec l’occupation allemande du début des années 40.
Nous sommes littéralement fascinés, l’imagination s’emballe. Je ne pense pas que mon obsession pour les événements tragiques de la période viennent de là, mais cela a très probablement contribué à forger les images mentales qui y sont désormais associées. Ce type de ruines, en particulier dans la tête d’un enfant, est le berceau d’une civilisation lointaine et proche à la fois. Ces murs sont inimaginables autrement que dans l’état dans lequel nous avons redécouvert.
Verso
20 ans après, la gare est propre. La charpente a été entièrement refaite et la structure métallique peinte. C’est très récent. On s’attend à ce que la mairie prenne des initiatives pour rénover le reste. Les graffitis sont toujours là. Il n’y a toujours ni portes ni fenêtres, juste des trous entourés de briques rouges. Le sous-sol a été définitivement comblé, le risque de chutes accidentelles n’existe plus. Il n’est toujours pas possible de boire l’eau offerte par le robinet qui se trouve à l’arrière. Le lieu n’a plus son aura funèbre. Peut-être parce que depuis, j’ai traversé des tas de lieu identiques, de la même époque, dans un souffle qui a fini par s’épuiser. Depuis 50 ans la gare n’est plus qu’un lieu de passage. Mais son sort diffère à peine de celui des autres gares de la ligne de chemin de fer démantelé. Tout au plus a-t-on tenté d’en ouvrir cafés ou bars. Cela fonctionne plus ou moins, mais pour attirer qui ? Même dans les zones où les lignes ont été maintenues, les gares sont laissées à l’abandon au profit d’un arrêt vaguement abrité.