
« Si je me présente en public en tant que Rom de Vienne,
c’est pour moi alors un grand pari, un risque,
car c’est clair que dans la population,
les Roms et Sinti sont réprimé·es depuis des siècles.
Mais nous devons sortir au-dehors,
nous devons nous ouvrir,
sinon un jour, il peut arriver que tous les Roms disparaissent
dans un trou. »
Ceija Stojka
Paroles d’artiste, Lyon : Éditions Fage, 20
Un trou dans les bois
dans les bois, un terrain boueux, de la boue, de la boue, des ordures, un monceau d’ordures, d’objets cassés ou usés, meubles, électroménagers hors d’usage, vêtements abîmés déchirés, matériaux de construction, portes, encadrements de fenêtres, bâches récupérées pour renforcer les abris, protection illusoire, piles, batteries, produits chimiques, pas d’eau, pas de sanitaires, pas d’électricité. L’hostile, le gris, l’anonyme, le laid, description ordinaire d’un campement ordinaire de Roms. Les déjections sont à l’écart, des trous creusés dans le sol recouverts de boue, le long de sentiers improvisés et des routes qui mènent vers un centre et nulle part, avec le nombre c’est encore moins facile. Le bois reste une protection fragile, précaire. Qui du dehors traverse ? Une association ou deux tout au plus. Le campement devient ville. Une ville bidon. En sortir.
C’est la cinquième fois que je rencontre cette famille, des liens fragiles se sont créés. Je suis toujours accompagné d’André, un bénévole du Secours Catholique. Il aide la famille de Flora dont l’objectif est de s’échapper de leur pauvreté structurelle. Flora et son mari refusent que leurs enfants aillent au village, c’est-à-dire voler, devenir délinquants pour ramener de l’argent. Il est accueilli par des cris de joie, il apporte des sacs remplis de nourriture. J’en amène aussi avec les dernières photos, leurs portraits en noir et blanc. Ils rient, s’interpellent en rom, André traduit, ils se trouvent beaux, dignes, les photos circulent. Leurs yeux ne renvoient pas leur misère. Ils sont fiers, satisfaits, me remercient par des signes de tête approbateurs, de grands sourires, de la gaieté, des chansons enjouées. Flora nous fait entrer dans sa baraque, planches plus lino plus tapis au sol, un poêle à bois en pierre fabriqué par le père, il fume beaucoup l’hiver et imprègne tout de son odeur âcre quand il y a du bois ou des matériaux de récup pour l’allumer : plastique, bâches, tôles, couvertures. Un évier, ils vont chercher l’eau le soir, la tirent des bouches d’incendie, une bassine, un petit réchaud à gaz, des fleurs de plastique fixées aux rideaux, des images pieuses sur une étagère, des photos de famille, trois plats creux, des cuillères, des rideaux séparent la cuisine de la salle à vivre, deux chaises bancales, des couvertures usées fixées sur les bâches pour protéger à minima du froid, des matelas roulés en guise de canapé, Flora les déplie, le salon se transforme en chambre, une table recouverte d’une toile cirée verte propre, au sol des sacs plastiques, des sacs à dos, des vêtements accrochés au toit de tôle ondulée, le même matériau pour tous les abris de fortune, d’autres vêtements, ceux des enfants bien rangés dans un cube de plastique blanc fermé hermétiquement. Des bottes de caoutchouc. Pour passer d’une baraque à l’autre, des planches de bois posées sur la boue et d’autres en sens inverse qui rejoignent la civilisation à un kilomètre. Dans les autres baraques, mêmes dispositions mais réservées au couchage, tous les enfants dorment ensemble. Ici, pas de caravane. Flora me parle de leur installation.
– Nous venir ici, deux familles. Nous faire cache. Nous mettre bâches, cartons, plastique. Nous faire cache pour pas problème. Pour pas police. Pour pas gens crier. 4 baraques pour vivre. Pas possible. Après, venir autres familles. Trois, quatre. cinq. Nous faire camps. Pas maison. Pas eau. Pas toilette. pas lumière, Mais nous rester. Froid, pluie, vent. Enfant pleurer. Mais nous rester. Gens dire : « Roms voler. Roms sales. Roms faire bruit. » Moi porter enfant sur dos Le bus… il vient.. Si enfant sale, gens rigoler. Gens dire « Roms puent. Roms misérables. » Moi pas vouloir ça. Enfants propres, pas de boue. Moi vouloir respect. Moi vouloir paix. Pas demander argent. Nous demander vie normale travail. Si porte fermée, nous taper. Nous Roms Nous Hommes. Nous là. pas maison, ça. Toi vivre là ? Dans merde ? Toi vivre là ? În rahat ? Pas humain, nu e om pas pour gens pas pour enfants. Nous manger dormir dans le froid avec les rats pas normal, pas vie. C’est pas maison. Honte. Elle dit
– André aide beaucoup pour laver linge, machine à laver dans maison Secours Catholique, il donne vêtements, lait, eau, chaussures, jouets pour les petits, couvertures il aide pour papiers, pour soigner. France soigne, Romania non. Nous pauvres, pauvres en Romania.
Flora est mère de quatre enfants les deux aînés Isabella et Ronaldo sont scolarisés, la cantine revient à quatorze euros par enfant, plein tarif, les Roms ne paient pas d’impôt ils sont considérés comme des personnes extérieures à la ville. Le père avec une pathologie lourde garde les deux plus jeunes. Il dit
– Pas aller école petit, travailler terre Romania huit ans. Moi pas lire. Moi pas écrire. Juste parler. Juste compter un peu. Enfants… eux aller. Lire Ecrire. Pour parler avec papier « Te čhiv, te gilab. Te rakhel le papirisar. ». Pour pas gens mentent nous. Pour pas gens volent eux. Moi dis« Va école. Même si dur. Même si gens regardent mal. » Moi dis : « Mets choses dans tête « Me phen, rakh buti ando šero. »
Zurika, nièce de Flora, et son mari Madar ont deux enfants en bas âge trop petits pour être scolarisés, ils jouent. Pas de télévision, pas de livre, peu de jouets. L’oncle les gardera toute la journée. Il leur chante des chansons roms, il fait le clown. C’était son métier avec son bandonéon, sa perruque rouge et son vêtement criard. Il se grimait et partait dans des quartiers de Paris, en banlieues, il ramenait de l’argent, les enfants aiment les clowns, parfois il se faisait chasser, repartait, il me sourit. Zurika et Madar prennent le RER chaque jour pour aller à Paris. Elle mendie à la station Luxembourg, pas un endroit pour elle, un rien, un non, un dehors, un oubli des autres par tous les temps. Elle dit
– Le jour venir de baraque là-bas. Moi, na ker. Baraqe, moi vivre. « Pas maison, baraque pour vivre pas argent pour manger pour enfants eux faim moi mendier gens regardent pas. ils disent « Va-t’en. Pars d’ici. Va travailler. » travail, moi trouve pas. Personne donne. »Keci si lačhe. » les gentils parlent, donnent pain, café, argent pas tous.
« La bute… keren jalgos. Phranen lačhi lav. » Beaucoup, ils crient, mauvais. Si pas travail pas maison.
Leur maison est l’errance.
Pas de toit. Madar, analphabète, apprend le français avec une jeune Roumaine, étudiante à Paris. Elle les rencontre un jour dans la rue, comprend leur détresse, décide de lui donner gratuitement des cours de français. En confiance, il fait de rapides progrès. Avec ses quatre mots, il peut s’exprimer a minima, se faire comprendre, trouver de l’embauche pour décharger des palettes aux Halles de Rungis, il récupère légumes et fruits jetés à peine avariés. C´est loin de Meaux, soixante kilomètres, trois heures de trajet aller-retour, vingt euros, obligée de dormir sur place, les Halles c´est tôt le matin, de quatre heures à dix heures, très peu payé. Il décide de faire les marchés à Meaux, ses alentours et à Paris. Il récupère ce qu’il peut, parfois certains commerçants lui arrachent des mains les légumes avariés qu’il vient de ramasser par terre dans un cageot. Il fait aussi les chantiers, il n’a pas de fiche de salaire, il est payé en espèces, des fois bien, des fois mal. Lui aussi veut un toit au-dessus de sa tête. Sortir de l’insalubrité, de ce morceau de plastique, de ce lieu inhabitable. Il veut que Zurika ne mendie plus.
Retour au campement, la famille est rassemblée. Flora dit
– Nous, trop souffert, on veut vit normale, maison propre. Enfants écoles. Nous peuple enfermé baraques, frappé, tué, brûlé, fours crématoires la guerre, les nazis, le communisme, Ceausescu nous vivre en paix pas dans baraque. Pas chasse aux Roms pas normal, nous culture, langue, nous chrétiens.
Le monde n’arrête pas de tourner dans sa fixité chaotique qui renvoie aux brisures, aux ruptures des Roms, Européens à l’habitat plus que précaire. Je reviens un an après, Andrea est toujours là, il m’explique qu’il a fait sortir du camp Flora et sa famille quelques mois avant son démantèlement à coups de bulldozers, encerclé par les CRS, le service social, les organisations humanitaires. Le père, de plus en plus atteint par sa pathologie, nécessite rapidement un environnement sain en attente de son opération. La plupart des Roms vivent en moyenne dix ans de moins que nous. André rencontre Mme la Maire, d’accord pour reloger deux, trois familles, pas plus. Les autres ?. Flora montre beaucoup d’anxiété, elle veut rester au camp, elle ne sait pas ce qui les attend, les enfants, encore une fois, sont déscolarisés. La peur. Quoi faire ? survivre dans la boue ? reconstruire la baraque pour la troisième fois dans un autre bois pour la voir détruite ? Un cycle infernal. Ils prennent la décision de partir, les dix personnes montent dans les camionnettes du Samu social, direction un hôtel à 40 kms de Meaux, en périphérie, dans une zone industrielle sans école et peu d’infrastructures. Leur hébergement prévu pour trois jours se transforme en six mois d’attente, à l´hôtel il est interdit de cuisiner. Au bout de six mois, le service social leur propose un logement temporaire pendant trois ans dans un village pilote composé de modulaires aménagés, pas vraiment sécure, un abri, des Algeco brûlants en été, glacés en hiver. Un non-habitat pour quelques mois. L’étriqué, l’irrespirable, le petit, le calculé au plus juste. Un refuge. Les enfants seront scolarisés.
Ils ont dit Oui.
Le campement a été totalement détruit.
