Il y a des jours où j’en ai marre. Marre d’avoir mal au dos le soir d’avoir trop porté, marre d’avoir toujours des gants épais, marre d’avoir une combinaison comme uniforme. Avec elle je deviens un invisible pour les femmes qui passent près de moi. J’ai l’air de rien, l’air d’avoir un corps informe alors qu’avec un Levis taille 30 et un tee-shirt blanc, je redeviens un mec qui peut inviter une inconnue à boire un verre sans aucune crainte de me faire jeter. Et j’en vois des jolies filles, la ville en est même remplie, surtout l’été. Parce que j’aime bien le contact, parler aux gens. Ce n’est pas vraiment de la drague, c’est l’envie d’échanges, de rencontres. C’est pas pareil, je veux pas systématiquement coucher. Vouloir plaire à 35 ans c’est normal. Pour séduire je fais attention à ma ligne, mon ex se moquait quand je commandais une petite frite, pas une grande, une bière pas deux, enfin avant qu’on se sépare, qu’on divorce et tout ça. Tout ça c’est une autre histoire, enfin c’est mon histoire, mais je n’ai pas envie d’aborder ce chapitre-là maintenant. Heureusement on n’a pas eu de gosse. Au début, elle était fière de me présenter à ses copines. Mais là j’ai l’air de frimer et ça j’aime pas. Je n’aime surtout pas ces mecs qui roulent des mécaniques, ces motards du dimanche sur la jetée qui se prennent pour James Dean ou une vedette de ciné. Je voudrais pas être comme eux. J’ai rien à leur envier, sur aucun plan. Je gagne correctement ma vie, car je fais souvent des extras le soir ou le week-end dans les beaux parcs des bourges propriétaires de vastes propriétés vers Janval. Moi je vis dans un studio dont les fenêtres du séjour donnent sur la mer. Ça fait rêver mon pote Hugo qui regrette de n’être pas assez solide pour être marin-pêcheur, comme son père, et regarder la mer avec des yeux brillants. Avec lui et d’autres potes on va parfois jouer billard, je me débrouille pas mal, j’aime bien. Et puis je ne pense plus à rien pendant une heure ou deux, je ne sens plus ma solitude, ce que j’ai raté ou pas réussi plutôt. En fait je ne suis pas seul du tout, j’ai mon frère, ma sœur, des neveux et nièces, des oncles, des tantes et ma mère est encore vivante. Des fois quand on a des plantes encore en bon état, mais à déterrer car on modifie le plan d’un jardin, je lui mets de côté. C’est l’occasion d’aller la voir, de lui donner quelque chose parce que je ne sais jamais quoi lui dire. Elle voudrait bien que je me case et lui donne un petit-enfant de plus. Malgré les visites de ses copines, de leurs parties de cartes interminables, elle aime bien qu’on passe la voir, surtout l’hiver où les jours sont courts, les soirées longues devant sa télé. A cause du froid, elle ressent moins de plaisir à sortir pour sa promenade quotidienne sur la plage.
Le plus difficile pour moi aussi c’est l’hiver, lorsque l’humidité s’engouffre dans les vêtements dès que je sors. Mes gants fourrés, ma veste doublée et mes grosses chaussures ne suffisent pas. Rester toute la journée dans l’air marin, même si je ne suis pas toujours proche de la plage, c’est éprouvant. Le matin quand le jour se lève, j’ai encore la chaleur de mon café brûlant mais vers 11 heure malgré l’intensité de mon activité physique, enfin ça dépend des jours parfois le planning est tranquille, si on transporte des cageots de boutures toutes légères, le froid commence à me paralyser le bout des doigts. Heureusement il n’y a pas que l’hiver, la grisaille et la pluie, en Normandie on est accoutumé aux nuances de la météo et aux averses, il y a aussi les belles journées de printemps au ciel bleu vif avec des nuages qui changent sans cesse, et là je suis heureux d’être dehors, d’être jardinier municipal à Dieppe. J’aime mon boulot, je ne suis pas dans un bureau, je n’ai pas de chef sur le dos. Souvent je fais équipe avec Jules et Hugo, on s’entend bien tous les trois. Quand on peut, en fin de matinée, on s’accorde une petite pause, un café au lait pour moi, une bière pour eux, au bar le plus proche d’où on est. Ça dépend des jours. Quand on plante des arbres, c’est dur physiquement mais c’est gratifiant de les voir grandir, se développer. Au printemps on élague les branches, mais parfois aussi, le plus souvent même on bouture des plantes, fleuries ou pas, on nettoie les massifs, on tond les pelouses et d’autres choses minutieuses qui semblent mineures mais comptent dans l’appréciation d’un espace urbain. Et puis mon job est varié je ne travaille pas toujours aux mêmes endroits, on monte même régulièrement s’occuper du cimetière. Ce qui me coûte, c’est de passer de d’énergie à porter des sacs de terre et du temps nettoyer des outils. Et même si j’ai l’air ridicule, je dirais qu’on contribue à faire de Dieppe une ville fleurie et agréable à vivre.
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Mon ex ne voulait pas d’enfant. Moi j’aurais bien voulu si ce n’est que mon ex d’avant, Julie avait fait une fausse couche. Avant ça je n’imaginais pas que ça comptait autant pour une femme. Perdre un enfant avant qu’il naisse. Puis son chagrin est devenu le mien. Elle culpabilisait de ne pas avoir pu le garder, et moi aussi je me sentais triste et responsable. Alors que ni elle ni moi n’étions pour quelque chose dans ça. C’était comme ça. La vie la mort. Ça m’a marqué. On avait choisi le prénom, le parrain civil et on se réjouissait de vivre avec ce bébé qui n’est jamais né, qui ne naitra pas. Cette tristesse, je vis avec depuis. On s’est séparé à cause de ça, je crois. Je ne sais pas évoquer cette histoire-là autrement qu’en parlant de « ça », comme un événement, pas un heureux événement évidemment, mais c’est un événement déterminant, majeur, ça.
Et puis au printemps quand je vois les premiers fuschias s’ouvrir, je repense à mon père. Immanquablement. Il adorait ces fleurs-là. Il en avait mis tout le long des murs de la maison où lorsque j’étais enfant on logeait. Et moi maintenant je me demande pour quelle mauvaise raison on n’en a pas planté quelques pieds sur sa tombe. Bien évidemment ça ne pourrait plus lui faire plaisir maintenant. Quoique peut-être dans sa vie actuelle, ça le réjouirait. Je me souviens qu’il les soignait avec tellement d’attention et d’amour ses fuschias. Un jour, mon frère et moi en avions cassé en jouant au ballon et il nous avait obligé à en racheter avec notre argent de poche. Quand je pense à la vie de mon père je pense aux fuschias et quand je vois des fuschias en fleur je pense à mon père. Et si cela avait un lien avec le fait d’être devenu jardinier ?
Et puis, la nuit où Nathan est mort je devais être au moins aussi bourré que lui, si ce n’est que je ne sais pas conduire de moto. On avait passé la soirée, la nuit tous ensemble à fêter l’anniversaire de Marie et de sa jumelle. Bien sûr il aurait dû rester sur place, quitte à dormir avec n’importe qui, quitte à s’en souvenir à peine le lendemain, comme moi, mais rester sur place. Non il voulait rentrer chez lui. Il disait devoir réviser son bac le lendemain. Il avait la pression de ses parents. Il aurait dormi toute la matinée et cuvé le restant du dimanche. Mais il est parti. Jamais arrivé. On ne sait pas ce qui s’est passé. Un jogger puis les pompiers ont retrouvé la moto au petit jour, au bas d’une falaise. Tête explosée, membres fracassés. Comme une image macabre qui m’obsède, je n’ai cessé de me demander comment son corps a pu être mis dans un cercueil. Les nuits où je ne dors pas je repense à l’enterrement comme le verso de l’anniversaire, avec les mêmes presque aussi saouls pour supporter le chagrin. Parfois quand je ne dors pas, je lui raconte mes problèmes, je lui parle ce qu’il n’a pas eu le temps de devoir apprendre à résoudre. Je lui demande conseil. J’écoute son silence.
Parfois quand la mer est furieuse, quand j’écoute ses colères, j’essaye d’imaginer ce qu’a vécu Martin quand son chalutier a coulé. Ecouter l’absence. J’aimais beaucoup mon cousin, je refuse de croire qu’il a souffert. Pourtant mourir noyé, pourtant mourir d’hypothermie. Enfin mourir tout court, noyé ou pas. Combien de temps a duré le naufrage ? A sa petite sœur on a parlé de sirènes qui l’aimaient pour ne pas qu’elle pleure. Qu’ils sont cons les adultes quand ils ne veulent pas parler de la mort. L’autre jour, je marchais au bord de la mer, vers les rochers où certains cherchent des moules sur les rochers pleins d’algues vertes, et soudain j’ai eu une folle envie de marcher dans la mer, comme dans certains films où les personnages veulent se suicider, mais moi ce n’était pas du tout pour mourir, mais rejoindre Martin. J’ai vite retrouvé mes esprits, l’eau était trop glacée.
Très beau texte Recto tout autant que verso. Poésie et sensibilité à fleur de peau
Et j’en vois des jolies filles, la ville en est même remplie, surtout l’été. Parce que j’aime bien le contact, parler aux gens. Ce n’est pas vraiment de la drague, c’est l’envie d’échange, de rencontre. C’est pas pareil, je veux pas systématiquement coucher.
Je lui demande conseil. J’écoute son silence.
Merci.