Je lave les morts. Les miens et ceux des autres. Je les embaume ils sont beaux. Certains m’arrivent abîmés d’autres semblent dormir. En général ils ont déjà les yeux fermés sauf si un coup fait que l’œil ne ferme plus et reste ouvert. Je n’aime pas dès lors le regard qu’il me lance. Ce n’est pas moi qui t’ai frappé pourtant mais c’est ce que l’œil semble me reprocher. Je leur ferme aussi la bouche. S’ils font mine de parler je leur enfonce du coton dans la gorge pour qu’ils se taisent. Définitivement. C’est moi qui leur parle dans leur dernier silence. Je les coiffe les maquille un peu de rose sur les joues du carmin sur les lèvres les hommes aussi bien que les femmes. Le pire ce sont les enfants. Pauvres petites choses.
J’ai un renard qui m’observe du haut de l’armoire. Je me rappelle le jour où on me l’a apporté comme un précieux sujet. Je me revois lui ouvrir le ventre et l’en bourrer de paille. A présent ses yeux agates vertes me fixent. C’est mon gardien. A lui aussi je parle et il ne me répond pas plus que les autres. Mes collègues me disent que j’en fais trop. Moi je pense au contraire qu’on n’en fait jamais assez pour les morts. Ce que je préfère c’est coudre les morts dans un linceul à petits points serrés. C’est du grand art. Je dirais même de la haute couture. Du sur mesure. C’est toujours plus joli que toutes les nippes que les familles apportent pour habiller leurs morts. Leur costume de mariage dans lequel ils n’entrent plus leur plus belle robe mais tellement démodée ou de vieilles fringues vous comprenez là où ça va pas besoin d’y mettre le prix. Parfois il y a encore l’étiquette. Ça me fait pleurer. La hâte avec laquelle certains s’empressent de se débarrasser de leur mort en me les refourguant. Alors je brode une dernière fois leurs initiales appose un feston couds un ruban. Pour qu’ils soient beaux.
J’essaie de m’entourer de beauté pour compenser les morts qui ne seraient pas beaux à voir. J’accroche au mur des gravures premier prix de celles que l’on voit partout dans les cabinets médicaux les papiers découpés de Matisse ou les gros pots de fleurs de Gastorowski. Les morts je les entoure de fleurs et de couleurs. Pourquoi toujours les habiller de noir ? Je donne l’exemple en ne portant que des robes colorées. Seuls mes bas sont noirs je n’ai pas trouvé de bas rouges à ma taille. Je garde les cheveux détachés. Parfois une boucle blanche tombe sur la table sur le drap du mort. Je la laisse là où elle se pose comme la dernière empreinte de leur passage sur terre.
Je suis toujours au frais dans mon espace de travail je ne m’en plains pas j’aime ça les frigos. C’est la chaleur que je crains. Quand je m’en éloigne trop j’ai toujours prétexte à y retourner vite. J’y passe aussi mes nuits. Il n’y a pas d’endroit plus calme pour dormir. Avec mes morts.
Dans mon cahier je les appelle mes morts. Mais les morts n’appartiennent à personne pas plus que les vivants. J’inscris leur nom au fil des pages leur âge d’où ils viennent et comment ils sont morts si je le sais. Ou bien j’invente. Je leur invente une vie je leur invente une mort. Ainsi ils se sentent moins seuls ils sont assurés que quelqu’un pense à eux. Ce sont mes fantômes à qui je parle aussi la nuit ils doivent avoir si froids là où ils sont. Quand je feuillette les pages blanches qu’il me reste à noircir ça me fait peur. La mort ne me fait pas peur non. Mais tous ces noms s’inscrivant sur les pages fantômes de mon cahier oui. Nous avons tant de secrets à partager eux et moi. A commencer par nos ténèbres.
« Ce que je préfère c’est coudre les morts dans un linceul à petits points serrés. » je trouve cette phrase emblématique de cette voix. Cette embaumeuse taxidermiste toute en couleur et bas noirs gardienne des noms et des silences … Cette voix me touche. Merci Cécile
J’aime beaucoup. Merci Cécile.
Et ce regard du mort dont on ne peut fermer l’oeil… Ce mort qui ne peut plus fermer l’oeil…
Motus et bouches cousues … et une esthéticienne à leur chevet. Du grand art. Merci
Merci Cécile ! Ce verso imbriqué dans le recto, j’ai adoré. Ce cahier de fantômes aussi. C’est beau.
J’aime beaucoup ce personnage féminin d’embaumeuse. Bravo Cécile. Je l’imagine tout aussi bien exercer la profession d’anthropologue. Elle parlerait aux squelettes tout en déterminant leurs âges, sexes et pathologies. Merci pour votre lecture de mon texte. Je n’avais pas le tableau de Degas en tête. Je viens d’aller en consulter une reprographie sur Internet. Par ricochet, je découvre grâce à vous cette étude étonnante de « Blanchisseuses souffrant des dents ». Merci.
merci Cécile, avec l’expérience qui remonte d’un mort habillé de fripes délavées par qui? un sentiment de honte quand j’ai vu ça, tout ce que tu dis est tellement fin, tellement bien saisi, tellement réel, avec des mots simples, j’aime beaucoup le texte et beaucoup le personnage.
Totalement captivé par la voix intérieure, par le silence qu’elle créée dans un dialogue qui invente une vie, invente une mort… « C’est moi qui leur parle dans leur dernier silence ». Merci Cécile pour ce texte.
Tant de douceur là où on l’attendrait le moins. J’ai vraiment beaucoup aimé ce texte, sa délicatesse, son audace.
J’aime beaucoup cette manière d’entrer dans le vif sujet par la « matière » elle-même.
Superbe texte, on a envie d’ouvrir le cahier avec elle. J’aime aussi beaucoup la fin :
Quand je feuillette les pages blanches qu’il me reste à noircir ça me fait peur.
et cette idée de partager nos ténèbres.
Merci !