#rectoverso #06 | Danseuse aux canaux

Quand on est retraité et que l’on vous demande : et vous que faites-vous dans la vie ? Vous répondez retraité, en précisant au bord de l’asphyxie : jeune retraité. C’est ce qu’il faut répondre. Est-ce qu’au chômage vous répondez chômeur ? Les questions créent de la gêne intérieure, les réponses aussi.
Vous n’êtes plus ce que vous avez été, mais pourtant si, votre identité, celle vers laquelle dès l’âge prépubère vous vous êtes concentré, pour laquelle vous avez durement œuvré, sué, travaillé votre par cœur  et passé des concours, encouragé par vos parents ou découragé, celle de danseur ou d’enseignant ou d’ infirmier ou de baroudeur, cette identité ne disparait pas le jour où l’État décide de votre absorption par la masse informe difforme et flasque des dits retraités, dans laquelle vous ne vous reconnaissez pas, absorption à 62, 64 ou 67 ans selon votre pays d’appartenance qui décide soudain que vous n’êtes plus l’être de toute votre vie. Or les retraités sont une entité dont vous fuyez la majeure partie, vous méfiant de ces identités masquées auxquelles vous ne vous seriez pas mêlé du temps où vous étiez danseur, d’où l’asphyxie naissance.
Car oui  j’étais danseuse et mon corps se meut avec toujours en son intérieur si ce n’est en dehors, la grâce, le goût du geste déployé, la conscience de l’espace au bord de ma peau, la perception de l’air sec, humide, pollué, oxygéné, où je pourrais faire quelques sauts, quelques pas, virevolter, mon dos ne courbe jamais, je garde bien présents mes muscles mon sang mon architecture et donc « retraité », quel point commun avec un retraité des postes un prof de philo un chauffeur de taxi un banquier une femme de ménage un cuisinier un entomologiste un saxophoniste un livreur? [1]  Et même si nos corps s’avancent vers un affaissement global, une mort annoncée, il y a toujours l’élégance visible ou invisible de mon identité de danseuse. Je suis née danseuse je mourrai danseuse. Et toc. Je vous laisse à votre mollusque-catégorie de retraité.
C’est ainsi qu’un jour de questionnements sur un amour de ma vie je me rendis dans mon agréable corps élastique chez une psychologue laquelle soudain me demanda « vous avez perdu quelqu’un récemment ? »  oui, bien sûr, une vieille danseuse a toujours perdu quelqu’un récemment, c’est alors que tranquille dans mon corps sculptant l’espace, je découvris que les morts n’étaient pas si morts que le dit la doxa, après électroencéphalogramme plat selon la plus récente définition de l’état de mort, et qu’ ils se manifestent quand vous vous approchez d’un canal, une psychologue une ostéo, mais oui ceux-là étaient dans les faits des canaux, mais oui, et j’étais dans la surprise quand mon défunt frère se signala à la dame, « mort librement consentie » me dit-elle « bien qu’il ait été surpris du passage, maintenant il vous dit de ne pas vous en faire pour l’anneau »[2] « l’anneau a servi à calmer la révolte d’une femme très en colère de la fuite impromptue de votre défunt frère ».
Forte du message mais sonnée par cette clairvoyance de mon défunt frère à propos de mes soucis intérieurs, j’ai relégué mon histoire d’amour aux oubliettes après un « n’y comptez pas, cet homme est celui d’une autre, quoiqu’il vous en dise », clôturant cette étonnante séance de psychothérapie. Les morts guettent donc les canaux ouverts et je me sens bienheureuse de n’être pas canal car quand même beaucoup de morts donc beaucoup d’encombrements possibles dans le canal. J’aurais aimé demander  » Alors, y-a-t-il réincarnation et quand ? Vas-tu errer longtemps dans les limbes ? L’errance est-elle sereine ? » d’autant plus qu’une autre fois, la même psychologue m’avait dit en tirant son fauteuil et s’installant face à moi « qui c’est Jeanne ? » Jeanne c’est moi mais aussi une histoire à raconter ailleurs surtout vu le nombre de Jeanne « votre grand-mère est là et me parle d’une Jeanne », j’avais alors laissé passer l’histoire, psycho un peu frappée ou sortie de son cadre je ne voulais pas porter de jugement. Mais voilà, il y a eu quatre fois. La troisième fois, « vous avez perdu quelqu’un récemment? », bon on reprend le fil, je consultais alors pour un grand ressentiment qui m’empoisonnait l’existence (ni anneau ni histoire d’amour), « votre père est là », bon, « il va aider, ce n’est pas une grande âme mais elle se purifie » allons bon il en avait bien besoin, « il peut peu mais il va faire ce qu’il peut », eh bien merci, contente que ça aille, au moins il n’est pas en enfer ce qu’il craignait, je me dis les nouvelles sont bonnes. Mais pas encore eu l’idée cette fois-là de demander : alors la réincarnation c’est pour quand ? , j’avais pourtant noté que ma grand- mère était partie depuis un bail mais apparemment toujours dans les limbes et que donc, ce n’était pas pour les derniers arrivés. De toutes façons s’il y avait une réponse un mort l’aurait déjà divulgâchée. La quatrième fois c’était une ostéo « vous avez perdu quelqu’un récemment ? », bon encore un canal, oui mon père et mon mari, et donc ? dis-je en attendant le sujet car c’est toujours le mort qui oriente le sujet, « donc ils s’accrochent » dit-elle en me donnant leur prénom pour preuve de sa bonne foi, légèrement énervée de ces parasites sur mon corps encore joliment sculpté mais bien fatigué. 
Les morts donc nous reconnaissent quand on s’approche d’un canal et participent encore à nos histoires. Sont-ils aux aguets ou passent-ils là par hasard ? La prochaine fois, penser à poser des questions.


[1] Pas de commentaires sur les genres, je rappelle que mon père était homme de ménage à l’éducation nationale et que je donne dans les clichés seulement par hasard, ni de commentaires sur les classes sociales je n’en ai pas beaucoup exploré, les ascenseurs étant régulièrement en panne et la circulation bouchée.

[2] Une histoire de famille à raconter ailleurs

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis 20 ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.

4 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Danseuse aux canaux”

  1. merci pour ce jeu dans les chôm-ages et retraites qui nous retirent parfois salement. Etre ou ne pas être canal, ça ouvre une perspective bien plus riche !

  2. Tout est dans le clin d’œil. Oui bien sûr, déjà ce corps, toute une histoire…. Merci de ta lecture!