#rectoverso #06 | Léonie

Quand on travaille dans un cinéma indépendant faut être polyvalente. Caissière, projectionniste, ouvreuse, accompagnatrice des retardataires, nettoyeuse rapide de la salle à la fin de la séance : ramasser les papiers, programmes ou journaux oubliés ; parfois un vêtement, un parapluie, des clés ou des tracts pour telle ou telle manifestation, on est un cinéma militant. J’aime ce travail. L’équipe et l’ambiance de ce petit cinéma indépendant, le public fidèle. Je suis associée au choix de la programmation et à la rédaction du programme. Certes le salaire n’est pas élevé, mais je peux voir des films en illimité et ça n’a pas de prix. Je pars rarement en vacances : mon activité principale voir des films. Au ciné ou sur mon écran géant à la maison. J’invite quelques copines, un repas partagé et hop c’est parti pour une partie de la nuit. En ce moment on s’avale l’intégrale de Chantal Akerman. Au ciné, ma séance préférée, c’est celle de 11 heures. J’aime entrer dans la salle la première. M’installer au deuxième rang et attendre que la salle se remplisse. Entendre sans les voir les spectateurs qui entrent, une porte qui claque, des sièges qui se déplient, des murmures, des éclats de rire ou des conversations à voix haute. Je ferme les yeux et me berce de ces rumeurs. Puis la lumière s’éteint, un cartel invite à éteindre son portable. Une bande-annonce et le film direct, pas de publicité, très rarement un court-métrage.
Pour rentrer chez moi je longe la Garonne. Parfois je m’assois et je passe un moment à mon autre activité favorite. Rêvasser devant la Garonne, admirer ses couleurs changeantes au fil de la journée et des marées.
Ça s’est passé un soir après avoir vu La Vie et rien d’autre de Tavernier. En 1920, un commandant est chargé de recenser les soldats disparus de la Première Guerre mondiale. Il croise deux femmes, l’une à la recherche de son époux. L’autre de son amoureux.
En marchant le long de la Garonne, je pense à mon grand-père. Soldat pendant la guerre de 14. A 17 ans, il devance l’appel. Fierté de se battre pour son pays. C’était avant. Avant l’Alsace. Avant les tranchées, avant la boucherie, avant les neuf millions de morts et disparus, avant le sang, avant la mort de ces copains, avant la culpabilité d’être un des rares à en avoir réchappé, avant la prison en Allemagne, avant le retour chez lui en Meuse, avant d’apprendre que son père et deux de ses frères ne reviendraient pas. Avant de savoir qu’en 39, il repartirait.
J’aime marcher pour rentrer chez moi. Marcher, penser et observer les nuages. Un peu, plus tard je pense à Léonie, la sœur de ma grand-mère. En 1915, à l’âge de 14 ans, elle a quitté son village marnais. Les villages alentours étaient détruits. Ses parents l’ont confié à une riche héritière, qui partait en exil à Cannes. Elle cherchait une Dame de compagnie pour l’accompagner et s’occuper de son intendance en exil. Elle était tellement jeune Léonie, 14 ans. Elle n’avait jamais quitté son village. L’ailleurs c’était l’inconnu et pour rejoindre l’inconnu, la côte d’Azur, il fallait traverser un pays en guerre.

Sans doute parce que j’ai vécu mon enfance dans l’Est de la France, dans une région où la mémoire liée à la guerre de quatorze est importante, ces morts de 14-18 j’y pense souvent. Parfois quand je reste trop longtemps à observer un nuage, j’ai l’impression de les apercevoir. Ils me saluent, c’est un moment très doux. Léonie, comme l’été dernier, elle est revenue, je l’ai entendue me murmurer merci. Léonie, merci pour quoi ? merci de continuer à écrire ton histoire ?

A propos de Isabelle Vauquois

Vit à Mérignac, à deux pas de Bordeaux. Lieux d'inspiration : Vallée de la Vézère, Bayonne, Bordeaux, l'Adour et la Garonne, la côte sud landaise. Depuis 2018, découvre l’écriture avec les ateliers de Claire Lecoeur. Première expérience Tiers livre en 2023 avec "le Grand carnet". Plus j'apprends à écrire, plus j'apprends à lire ! Un projet en cours sur les nuages, l'atelier Recto-verso et l'énergie collective, boostant pour avancer.. .

9 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Léonie”

  1. Ai aimé vous suivre ainsi que le grand-père et Léonie, dans la salle de cinéma, le long de la Garonne, l’Alsace, la Côte d’Azur. Merci pour cette histoire.

  2. « Parfois quand je reste trop longtemps à observer un nuage, j’ai l’impression de les apercevoir. Ils me saluent, c’est un moment très doux. » de l’écran au ciel des morts. Une voix douce.