#rectoverso #07 | À bout de souffle

RECTO

Le fait que nous soyons le 26 octobre 1984, le fait que c’est mon trente-cinquième anniversaire, le fait que j‘ai demandé congé à mon patron pour cette occasion, le fait que je viens de me lever, le fait que j’ai regardé le ciel par ma fenêtre, le fait qu’il fait un temps exécrable, le fait que je suis retourné dans mon lit, le fait que j’ai froid, le fait que j’ai des frissons, le fait que j’écoute la radio comme tous les matins, le fait que je vis depuis bientôt dix ans à New York, le fait que je comprends très bien l’anglais maintenant, le fait que je l’ai appris justement en écoutant la radio, le fait qu’entendre des voix différentes est un bon exercice, le fait que j’aime celle du speaker de ce matin, le fait que ses propos me font tendre l’oreille, le fait que je viens d’entendre les mots gay syndrome, le fait que je monte le son, le fait que cette maladie mystérieuse m’intrigue, le fait qu’elle intrigue tout un chacun, le fait qu’elle s’attrape lors des rapports sexuels, le fait qu’on dit qu’elle ne touche que les homosexuels, le fait que je me demande bien pourquoi seulement eux, le fait qu’il y a des homosexuels dans la clientèle de mon magasin, le fait que je les trouve sympas et souvent intéressés par ma culture de bonsaïs, le fait que j’ignore si je dois les laisser toucher mes arbres, le fait qu’on ne sait pas encore très bien comment la maladie se transmet, le fait que je me sens fiévreux tout à coup, le fait que je cherche à me rassurer, le fait que je ne me sens pas vraiment concerné, le fait que je suis absolument hétéro, le fait que c’est un chercheur des Nationals Institutes of Health qui parle à la radio, le fait qu’il s’appelle le Doctor Robert Gallo , le fait qu’il annonce qu’il vient de découvrir le virus du gay syndrome, le fait que désormais on dit le virus du Sida, le fait que non il raconte des blagues, le fait que la découverte revient à deux Français, le fait que j’ai lu leurs noms dans un des derniers numéros de Sciences et Vie, le fait que j’y suis abonné, le fait que je suis passionné par tout ce qui touche à la Science, le fait que je connais même les noms de ces imminents chercheurs, le fait que ce sont Françoise Barré-Sinoussi et Luc Montagnier, le fait qu’ils travaillent à l’Institut Pasteur de Paris, le fait que je suis révolté, le fait que je ne suis pas chauvin mais quand même, le fait qu’il faut rendre à César ce qui est à César, le fait qu’il va y avoir du rififi entre la France et les Etats-Unis, le fait que je vis à New York, le fait que j’aime mon pays d’adoption mais encore plus mon pays natal, le fait que c’est une question d’honneur, le fait de gros sous aussi, le fait que je suis tout de même content que la recherche sur cette sale maladie avance, le fait que peu m’importe qui trouvera comment soigner ces pauvres bougres, le fait que c’est urgent, le fait que les homos tombent comme des mouches, le fait que Freddie Mercury en est mort, le fait que c’est une pneumonie complication de son VIH qui l’a finalement emporté, le fait qu’il a perdu le souffle, le fait que c’est un sort cruel pour un chanteur, le fait que j’aimais ce chanteur, le fait que sa voix avait une large tessiture, le fait qu’il maîtrisait des techniques vocales d’opéra, le fait qu’il était le pianiste et le chanteur de Queen, le fait que je l’admirais, le fait que j’ai été désolé d’apprendre sa disparition, le fait que j’ai envie d’écouter Bohemian Rhapsody, le fait que Is this the real life ?, le fait que Is this just fantasy ?, le fait que I’m just a poor boy, le fait que I need no sympathy, le fait que Because I’m easy come, easy go, le fait que Little high, little low, le fait que Any way, the wind blows, le fait que does’nt really matter to me, le fait que…

VERSO

Le fait que Roger était polytechnicien, le fait qu’il était de la promotion 1914, le fait qu’en cette année particulière les modalités du concours avaient été particulières, le fait que la guerre avait commencé avant la fin des oraux du concours, le fait qu’un arrêté ministériel avait déclaré admis tous ceux dont la moyenne était supérieure à 13, le fait que Roger faisait partie des deux cent vingt-huit étudiants dans ce cas, le fait qu’il fut immédiatement versé dans l’artillerie, le fait que cette arme avait besoin de chefs qui maîtrisent les mathématiques, le fait qu’il fut d’abord canonnier conducteur, le fait qu’il fallait bien s’initier à la vie militaire, le fait qu’il n’avait que vingt ans, le fait qu’il fut promu sous-lieutenant en janvier 1915, le fait que jusqu’en avril 1917 il servit en Belgique dans le 36ème Corps d’Armée, le fait qu’à cette date il rejoignit le Chemin des Dames, le fait qu’il abandonnait alors les chevaux pour des tracteurs automobiles, le fait que c’était un progrès très appréciable, le fait que, pendant ces trois premières années de guerre, Roger avait montré des qualités d’orienteur, de chef de section, de commandant de batterie, le fait qu’il était devenu un meneur d’hommes simple, calme, donneur d’exemple, le fait qu’il ne se plaignait jamais, le fait qu’il avait un grand sens du devoir et de l’honneur, le fait qu’il avait déjà été blessé deux fois, le fait qu’il s’était vu décerner la Croix de guerre, le fait que le 19 décembre 1917 il était sur la Somme, le fait qu’il se trouva ce jour-là en grande difficulté, le fait qu’un déluge de feu s’abattit sur sa batterie, le fait qu’il était alors à son poste d’observation avancé, le fait qu’il se précipita au secours de ses chers canonniers, le fait que lorsqu’il parvint à sa batterie il y trouva une grande confusion, le fait qu’il dut remobiliser les énergies, le fait que le bombardement continuait, le fait que le bruit était infernal, le fait qu’il y avait les cris des blessés et des mourants, le fait que Roger tâchait d’organiser le mouvement d’esquive de sa batterie, le fait qu’il suivait les procédures par reflexe, le fait qu’il les avait déjà utilisées maintes fois depuis le début de la guerre, le fait qu’il commençait à maîtriser la situation, le fait qu’il entendit soudain l’alerte de fumées toxiques et d’obus chimiques, le fait qu’il voulut prendre son masque de protection fixé à sa taille, le fait qu’il ne le trouva pas, le fait que dans sa précipitation il l’avait oublié au poste de commandement, le fait qu’il vit le nuage verdâtre venir vers lui, le fait qu’il sentit aussitôt l’odeur de l’ypérite, le fait que la brûlure de ses yeux l’aveuglait, le fait que la douleur dans sa poitrine était horrible, le fait qu’il crachait une bave sanglante, le fait qu’il ne savait où trouver un abri, le fait qu’un brigadier équipé de son masque vit son chef en détresse, le fait qu’il se porta à son secours, le fait qu’il le souleva pour l’entraîner vers l’arrière, le fait qu’un deuxième homme vint aider le premier, le fait que Roger fut hissé à l’arrière d’un camion, le fait que le camion fila à vive allure, le fait qu’on lui mit un masque, le fait que c’était trop tard, le fait qu’il était intoxiqué, le fait qu’il sombra dans l’inconscience, le fait qu’il revint à lui dans un lit, le fait que sa respiration était devenue sifflante, le fait qu’il cherchait son souffle, le fait qu’il manquait d’air, le fait que son esprit était embrumé, le fait qu’il se souvint, le fait qu’il revit sa batterie submergée, le fait que sa gorge se noua, le fait qu’il comprit qu’il était dans un hôpital, le fait qu’il sut alors que la guerre était finie pour lui.

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

22 commentaires à propos de “#rectoverso #07 | À bout de souffle”

  1. Emilie, ces deux textes sont incroyables, nous mettent à bout de souffle, nous aussi lecteur, et on en veut encore…
    Le premier nous plonge dans la simultanéité d’un fait que nous avons vécu mais le revivre de si prêt est tellement impactant… le deuxième est aussi très fort. Bravo!

  2. Oh ! Fidèle Carole, merci de tes compliments. Encore une fois j’ai trouvé cette proposition très intéressante. La forme, chaque texte doit trouver la sienne. Je trouve que celle-ci « Le fait que » ne va pas mal à mes petites histoires.

  3. Merci François. J’essaye toujours de répondre au plus près de tes propositions. C’est mon côté scolaire !

    • Merci Ugo de m’avoir lue. Je suis contente de vous avoir intéressé. En fait j’ai trouvé la consigne facile, une fois choisi ce que je voulais raconter, les « le fait que » se sont engendrés les uns les autres. J’aurais pu développer encore au risque de vous ennuyer.

    • Merci Muriel, en fait je suis dans une démarche un peu semblable à la vôtre. J’ai une histoire en tête dont je connais les grandes lignes. Quelle que soit la proposition de François, je m’oblige à trouver pour y répondre quelque chose qui vienne enrichir mon histoire. Cela fait une contrainte de plus, mais on sait bien que les contraintes nous entraînent vers des chemins pleins de richesses. Merci d’être passée chez moi.

  4. Merci Catherine. Votre compliment me touche. Un texte vaut par son fond et sa forme. Reste encore à faire entendre sa voix. Un défi de plus…

  5. J’aime bien la densité des « le fait que » qui à la fois rythment les textes comme une respiration et exposent une succession d’images fortes en faisant résonner les histoires. Riches compositions, merci.

  6. Oui, Jean-Luc, vous avez raison, les « le fait que » rythment bien. J’ai lu ce matin mon verso en public, en accélérant mon débit de paroles. Ça fonctionne parfaitement et ajoute de la dramaturgie au texte.

  7. le fait que ces deux histoires à des années d »intervalle le fait qu’elles parlent des hommes le fait que certains meurent et pas d’autres un grand merci pour la survivance du masculin dans toute sa complexité

  8. Merci Eve. Tu me fais toucher du doigt le fait que nombre de mes personnages sont des hommes.

  9. Oui, Sylvia, le souffle c’est la vie. Et c’est vrai qu’il faut du souffle pour lire ces blocs sans aucun point. Il y a quelque chose de haletant dans cette succession de « le fait que ». C’est ce phénomène qui m’a donné l’idée d’écrire sur le souffle. Merci de m’avoir si bien lue et comprise.

  10. Merci pour ta lecture, Nathalie. On voit bien dans cet exercice l’importance de la forme. Et aussi celle du choix des détails que l’écrivant est amené à faire pour tenter d’exprimer le présent (verso), tout ce qui se passe quasi simultanément dans la tête du personnage et que l’écriture est obligée d’exprimer linéairement. Cette proposition m’a passionnée.

  11. Pour des raisons personnelles, votre verso, l’histoire de cet artilleur aux poumons brûlés par l’ypérite me touche beaucoup. Ce gaz moutarde, dont on continue à retrouver des obus un siècle après…
    Et pourtant, quel souffle!

  12. Décidément nos univers se rencontrent : New York; les bpnsaïs, l’intoxication à l’ypérite…
    Nos anciens ont tant souffert de la guerre de 14-18 qu’ils méritent qu’on leur rendent hommage. Merci pour votre lecture, George, et votre commentaire