#rectoverso #07 I Descendre au bon arrêt

VERSO

Le fait que c’est l’intonation qui me fige, m’empêche de descendre du bus alors que je viens d’actionner le signal Stop. Le fait que les mots disparaissent aussitôt, avalés dans la violence du geste et du ton. Le fait que je ressente dans ma nuque toute la force d’une gifle qui m’a assommée quelques 50 ans plus tôt. Le fait que, sur la marche où la gamine est descendue, le geste de la mère ne tienne pas ouvertement du coup, mais d’un violent tirer de son épaule menue comme un cil. Le fait qu’au collège le pion s’en prenait aux garçons dont il tirait violemment une oreille en tenant l’épaule pour être certain de la douleur infligée. Le fait qu’on ne le voyait pas s’en prendre aux filles qu’il envoyait en perm, en colle, ou pire. La gamine avait voulu descendre vite, pour aider elle avait repris son cartable. Je t’ai dit que je te dirai ! Le fait que la mère se tourne pour que je ne la voie pas foudroyer la si petite qui tremble, lui graver dans le crâne une bonne fois pour toute qu’elle doit obéir. Le fait qu’elle gueule et gueule encore si près du tympan de l’enfant, cette faute impardonnable d’avoir voulu descendre sans que la mère le lui dise, la mère fichée à son portable depuis le début du trajet, malgré les questions de la petite, si petite. Tu es…. Le fait que les mots soient aussitôt disparus, impossibles à inscrire par surplus de méchant et de définitif. Le fait que ce n’est pas possible et pourtant, dans les bonnes familles, on pinçait les chairs accessibles, dans le col d’un shetland, au-dessous d’une manche courte, l’air de rien, quand la tenue, le maintien ou le langage, n’étaient pas irréprochables, mais qu’on ne voulait pas faire de scène. Le fait que personne n’entende dans ce bus, des écouteurs mais pas tous quand même. Le fait que personne ne dise rien, moi la première qui hurle en dedans. Le fait qu’à mon tour je foudroie de mon regard le plus électrique le dos si trapu qui surplombe l’enfant. Le fait que je n’aurais pas aimé que quelqu’un s’en mêle quand je reprenais l’un des enfants qui mettait les pieds sur le siège ou se moquait de quelqu’un, le fait qu’un mec m’avait dit un jour, mais laissez-les vivre et que j’avais embarqué tout le monde à l’autre bout du magasin. Le fait que je n’ai sûrement pas aimé assez, donné assez de tendresse sans attente, le fait que je les voulais éduqués, agréables en société. Le fait que je suis qui pour me mêler des vies des autres. Le fait que la petite me regarde, le fait qu’elle sente que je suis là, présente, inactive et mutique. Le fait que je voudrais si fort qu’elle pleure, rugisse, réagisse. Le fait qu’il ne se passe rien et que le prochain arrêt, celui dont il me faudra revenir en courant est encore loin. Le fait que je serai en retard. Le fait que je ne respire plus l’air effracté par le geste de la mère. Le fait que la petite soit si petite. Le fait que j’aimerais connaître son prénom, le lui souffler doucement, lui offrir un instant une caresse de sonorités quand la mère continue à geindre et vociférer. Le fait qu’elle n’a pas coupé son portable et continue de brailler dans le rectangle où s’agite quelque chose d’un corps de mains et de cheveux, elle est impossible, c’est l’enfer cette môme. Le fait qu’elle parle à la cantonade, prenne maintenant les passagers à témoins. Le fait que personne n’ira témoigner que la petite voulait aider, descendre vite en portant elle-même le cartable.

RECTO

Le fait que le bus, lesté au coin du Vieux Port de corps prêts à se dévêtir aux Catalans, à Malmousque ou au Petit Nice recherche son élan pour gravir la côte du Pharo, comme les mules devaient chercher leur souffle pour porter à St Victor les ballots et amphores à peine débarquées des cales, empruntant plutôt la rue Sainte, juste derrière et parallèle, dont la régulière continuité d’inclinaison ne s’arrêtait qu’au parvis du monastère, isolat de pierres et de missels au milieu des champs jusqu’à leur colonisation tardive par la ville qui tenterait vainement de gommer de sa modernité le havre phénicien. Le fait qu’aujourd’hui la rue Sainte abrite des corner à la marseillaises où se mêlent la fringue, la déco et un salon de thé à trois tables calées par du carton et que le Four des navettes où les touristes font la queue s’enorgueillisse du passage de Nicolas Sarkozy. Le fait que la petite, à mesure que le bus s’élève, se tourne vers la mer, quittant le cône balayé par les yeux de la mère depuis le portable qui lui soude bouche et oreille auquel elle ne cesse de confier ses malheurs. Le fait que la petite compte du doigt sur la vitre les bateaux qui sortent, les Bénéteau, la navette du Frioul, celle des Goudes, un vieux gréement elle ne fait pas de différence, elle compte un pour chacun comme un blessé compte les secondes pour tenir jusqu’à l’arrivée des secours. Le fait que je devrais me détourner, penser à la course qui m’attend si je veux être à l’heure, alors qu’il fait déjà plus de 35, le stade où la ville sue ses habitants, les retourne dans leur lit la nuit, les agressive dans leurs paroles et leur gestes. La mère aussi, peut-être. Le fait que le bus aborde la narine routière qui troue cette partie du coteau y interdisant toute pratique autre que la circulation d’engins bruyants et pollueurs. Le fait qu’un homme propose de céder sa place à la petite. Le fait que la mère s’interrompt, met le portable sur sa hanche. Laisse le monsieur, on descend à la prochaine. Le fait que je me demande de quoi sera faite la prochaine. D’une course ? D’un retour à l’appartement où la petite trop petite pour faire des devoirs devra se tenir tranquille en attendant de venir aider pour le couvert. Le fait que je caricature sûrement, aidée par les images filmées qui se présentent et m’envahissent comme les méduses par vent d’est. Le fait qu’il est interdit de broder. En journalisme le crime s’appelle lyrisme. Il faut du temps pour lâcher piges et comptes-rendus et s’aventurer avec la lyre. Le fait que les Maisons vertes de Dolto interceptent les images d’enfance et d’articles secs. Des parents y venaient aux côtés d’autres retrouver un lien aéré et un peu plus moelleux avec leur enfant. Le fait qu’il y en a une à Paris rue des Jeuneurs, à côté du siège des grands journaux. Métro Bonne Nouvelle. Chaque matin les camions délivrent leurs pièces aux grossistes en textile dans un concert de klaxons et soupirs d’exaspération. Le fait que le nom du peintre marseillais m’échappe, un tableau du XVIIIème. Le déchargement d’un bateau avec des marchands et des femmes en blouse claire convoitant la marchandise. Le fait que le bus s’arrête car deux jeunes se battent, rejoints par un troisième qui tente d’ouvrir de force la porte du milieu. La conductrice a arrêté le moteur. Elle leur demande de sortir. Le fait que les passagers se sont massés vers l’avant et que la petite qui ne peut saisir que les cris et le bruit des coups se soit fichée dans le corps de sa mère. Le fait que les pugilistes, car une petite femme vient de leur crier d’aller se battre dehors, descendent en se tenant par le cou, des frimeurs, faut pas avoir peur dit la femme. Le fait que le bus me ramène sans billet dans une traversée de Monbasa, quand il redémarre encore un peu plus bondé après un essai concluant de fermeture des portes qui ne désaimante qu’à peine les corps des passagers.

A propos de Anne D

Arrivée en écriture par le paysage et l’architecture, Anne D ouvre les ateliers de Lignes vives aux marcheurs, aux soignants, aux cabossés de tout marteau, avec lesquels elle partage ses nages en littérature pour soutenir des regards singuliers et aviver une écriture sur place et à emporter, celle des autres et la sienne.

8 commentaires à propos de “#rectoverso #07 I Descendre au bon arrêt”

  1. Emporté par la tempête tourbillonnante des pensées avec, réflexions sur réflexions, la mise en abyme des souvenirs. Comme le petit train qui monte à Notre-Dame de la Garde. Riche moment de lecture. Merci.

  2. le premier texte résonne en moi parce si fréquents ces croisements d’inconnus avec leurs petits qui les dérangent, ces cris , ces pleurs… je n’ai pas de mot parce que « cela » je le vis intensément avec ces incessantes hésitations , intervenir ou pas, laisser faire mais pourquoi au nom de quoi… bref grand merci .

  3. Oui le premier texte m’interpelle ! Vous le racontez très bien J’ai souvent assisté à des scènes de violence ordinaire, sans intervenir. Moi même, comme mère il m’est arrivé parfois de terroriser mes enfants par mes colères. La culpabilité qui s’en suivait était atroce.
    J’ai eu une voisine, mère célibataire, qui criait constamment sur son petit de 3 ans, les parois étaient minces, il n’y avait pas de coup mais quel enfer devait vire ce petit bout qu’on entendait jamais, à se demander s’il existait Je n’ai rien dit. J’ai rapidement déménagé.