#rectoverso #07 | L’éternité c’est maintenant

RECTO

Le fait que changement d’avis au dernier moment elle avait dit à sa mère qu’elle la rejoindrait plus tard au magasin le fait que l’envie de passer d’abord par le lac était irrésistible aller saluer les cygnes, les canards et leur nouvelle portée bien tardive pour la saison le fait que tomber nez à bec avec un pigeon ramier qui gisait sur les gravillons n’était pas prévu au programme de sa fin de journée le fait que la mort non c’était non elle ne pouvait la voir en face depuis toute petite la mort d’un papillon les morts à la télévision le fait que cette peur s’était aggravée quand son compagnon de vie avait quitté lui ses joies et ses souffrances le fait que neuf mois le temps d’une naissance pour lui dire adieu à elle le fait que le temps fait son affaire trois ans plus tard en moins de 365 jours et 365 nuits la mort en cascade son oncle son grand-père la sœur de sa mère et un ami cher parti en charpie au Bataclan, faut pas mollir sur les mots, le fait que même si elle n’a plus la télé n’écoute plus la radio n’achète pas de journaux ne navigue pas sur les réseaux elle capte une phrase attrapée à la volée dans la rue écoute poliment la maudite gardienne de l’immeuble qui lui raconte les pires horreurs du moment, guerres qui n’en finiront jamais, génocides qui ne disent pas leur nom, cambriolages et séquestrations à tous les étages, attaques en série au couteau, femmes violées dans le quartier, affaires mondiales de pédophilie, le fait que ce jour-là elle ne sait pas comment elle a fait elle s’est sentie guidée par on ne sait qui que quoi elle a pris l’oiseau tremblant dans ses mains, est allée s’assoir dans l’herbe elle surveillait entre ses doigts les battements lents et saccadés d’un cœur minuscule le fait que le souvenir à ce moment-là d’une femme de la famille malade installée dans la maison de sa mère et après des mois de descente en chute libre dans le mystère de la grande nuit l’agonie  sa mère lui avait dit qu’elle lui avait tenu la main la tête elle avait caressé son visage elle l’avait admirée d’un amour du fond des âges jusqu’à son dernier souffle le fait que franchissant l’allée du lac une dame s’est approchée a proposé son aide sa présence le fait que retrouvées à deux pour accompagner le pigeon ramier vers l’éternité elle chantait des mantra pendant que la dame assise à côté avait sorti de son sac une petite bouteille d’eau le fait que l’appel du départ était plus fort juste mourir là entre deux douces mains et pas écrasé pas noyé pas transpercé d’une balle dans la poitrine le fait que la dame a raconté que des habitants du quartier détestent tellement ces oiseaux à cause des saletés déjectées sur les balcons qu’ils leur tirent dessus avec des pistolets à plomb comme les enfants jouent avec des pistolets à eau le fait que pour cette dame les gens sont fous qu’il n’y a pas assez d’horreur sur terre comme cela, le fait que sentant le petit corps s’éteindre elle demanda à la dame de faire silence le fait que sur l’écran de son imagination défilaient tous les êtres de toutes les espèces qui mouraient au même moment et tous les êtres de toutes les espèces qui naissaient au même moment le fait que son ami tibétain venu la veille lui rendre visite rentrait de l’hôpital où un cousin de chez eux de leur pays lointain avait quitté son corps et elle avait vu pour la première fois une larme sur le coin de son œil vif et toujours joyeux une seule goutte pas deux il avait tout de suite ajouté dans son français approximatif et frottant avec énergie son visage c’est normal moi pareil un jour ici demain parti aussi peut-être c’est normal  le fait que c’est sur son chemin à elle avant d’aller au magasin que cet oiseau mal aimé des citadins s’était trouvé elle avait réussi à vaincre sa peur de la mort en chantant des mantras tibétains au bord d’un lac un soir d’été avec un petit être mourant entre ses mains Om Namah Shivaya Gurave le fait que ses yeux pas même imbibés de tristesse le fait que la dame avait dû partir son petit-fils à récupérer chez sa fille pour la soirée le fait que l’oiseau mort au creux d’ une main elle attrapa son téléphone pour contacter la responsable de l’association qui s’occupe des animaux du lac celle qui installe des petites pancartes tout autour pour avertir qu’il ne faut pas donner de pain aux canards ça peut les faire mourir le fait que des gens s’amusent à saccager ses affiches elle non plus ne supporte plus les humains et préfère occuper son temps à prendre soin des canetons des oies du héron solitaire du couple de cygnes des poules d’eau et des deux ragondins dodus que les enfants prennent pour des castors avec leur grande moustache le fait que l’association n’a pas été consultée au moment de l’érection d’une géante masse métallique placardée fondation là au milieu du bois folie de milliardaires affamés d’optimisation fiscale et de notoriété le fait que la dame aux oiseaux s’était enfermée chez elle quand ils ont abattu les platanes d’Orient les hêtres pleureurs  les ormes de Sibérie les marronniers d’Inde et aussi un tulipier de Virginie et des châtaigniers et cinq pins parasol le fait que pendant les travaux les résidents aquatiques étaient tous cachés apeurés dans les buissons de la petite ile au milieu de l’eau, leur maison à eux le fait que combien n’ont plus de maison dans ce monde c’est partout la guerre des millions de familles n’ont plus de toit ont faim ont soif c’est devenu banal acceptable mais pas fréquentable le fait que pendant que sur un coin de la planète on construit des buildings de cent étages ailleurs des villes entières s’effondrent sous les bombes avec les gens dedans encerclés emprisonnés le fait que la bénévole arrivée elle l’a suivie dans un petit recoin herbeux un sanctuaire c’est là qu’elle enterre les morts du lac le fait que creuser un petit trou dans la terre et déposer délicatement le petit être mort elle savait faire le fait que la regardant accomplir ce geste sacré qui remonte selon ce qu’on sait aujourd’hui à au moins cent mille ans une vision du passé pourtant éloigné dans son repère temporel à elle a jailli dans son esprit à la vitesse de la lumière son conjoint débarrassé à jamais des lendemains enterré tout pareil dans la terre parce que c’est la tradition religieuse dans sa famille à lui et les pleurs et le chagrin immense oui des larmes comme les eaux du lac le fait que ce jour précis de l’enterrement d’un pigeon ramier à qui elle a donné un nom pour sa postérité à lui dans l’éternité elle a senti avoir franchi un cap une étape le col d’une montagne qu’elle croyait inaccessible et être soudain enivrée du son d’un gong de pleine conscience le fait que le face à face avec la mort est devenu possible le fait que sa mère, vivante,  l’attendait au magasin.

VERSO

Le fait qu’elle aurait aimé avoir des frères et des sœurs au moins un ou une avec qui jouer avec qui se disputer elle demandait souvent à sa grand-mère de lui parler de sa fratrie quand elles se retrouvaient toutes les deux les soirs de peur de rester seule à la maison quand sa mère sortait et elle savait qu’elle rentrerait tard le fait que réfugiée chez mamie avec qui après le diner elle s’installait dans le petit salon chacune dans un fauteuil en osier elle voulait tout savoir de René, Odette, Ginette, Charles le fait que l’histoire de la vie du petit dernier que tout le monde dans la famille appelait Lino sans savoir pourquoi l’avait révoltée au point de n’être pas chagrinée d’être née après la mort de ses arrières grands parents le fait que Lino avait dix huit ans quand la guerre l’a projeté dans un camp de Service du Travail Obligatoire quelque part dans le grand nord un pays resté inconnu un moment de sa jeunesse dépossédée dont il n’a jamais parlé une parenthèse mortifère qui a fait disparaitre en lui l’envie de vivre le fait que depuis ce temps revenu différent traumatisé on dirait aujourd’hui incapable de dire l’horreur vue vécue et devenu inadapté à une société pour un temps apaisée le fait qu’il rencontre un jour dans la métro une femme un peu moins jeune que lui avec un enfant ses parents à lui ne voulaient pas de ce poulbot qui avait ressuscité chez Lino un peu d’humanité au point de vouloir faire sa vie avec elle et le petit qui lui souriait le fait que les parents ont dit non c’est non interdite de séjour la femme et son enfant interdite même de faire ses preuves des preuves d’amour pour leur fils meurtri par la guerre et qui retrouvait un peu de cette joie simple qui avant son exil en travaux forcés l’habitait le fait que les samedis soirs d’avant-guerre dans les bals parisiens il faisait virevolter les robes des femmes et danser les amoureux avec son accordéon et ses copains musiciens à peine sortis des jupes de leur maman le fait que la plus grande décision de sa vie un matin de presque printemps rassembler sur une charrette qui l’attendait avec la femme et l’enfant en bas de l’appartement familial ses maigres affaires mais pas son accordéon le fait que son père fou de rage de ne pas avoir le dernier mot avait réduit en miettes et jeté par la fenêtre son piano à bretelles le fait qu’ils étaient tous les trois partis habiter en catimini à l’opposé de la ville et après cette évasion réussie pas celle dont il avait rêvé là-bas esclave de la guerre toute la famille a perdu sa trace le fait que recroquevillée dans le fauteuil en osier elle voyait le visage de sa grand-mère se plier se froncer sur les images de ce frère disparu qui devaient défiler elle s’en voulait un peu de faire revenir cette histoire pleine de grand vide et d’absence le fait que les secrets de famille devenaient pour elle jeune et la vie devant elle insupportables dans une famille réduite à trois femmes elle voulait qu’on retrouve ce Lino il pourrait bien être encore en vie quelque part le fait qu’elle voyait mamie vieillir il serait bientôt trop tard le fait que ce soir-là pourquoi ce soir-là à la radio en sourdine Quand nous chanterons Le temps des cerises Et gai rossignol Et merle moqueur Seront tous en fête…C’est de ce temps-là Que je garde au cœur Une plaie ouverte toutes les deux avaient des étoiles dans les yeux elles n’allaient pas le laisser sur le carreau de l’indifférence cet dernier homme de la famille enfui sans bruit le fait que partout dans la maison comme un revenant résonnait le son de l’accordéon.

Extrait https://musescore.com/user/17725/scores/10574623

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

7 commentaires à propos de “#rectoverso #07 | L’éternité c’est maintenant”

  1. Merci pour le  » déroulé » oui tel le fil d’une pelote de laine qui roule toute seule…merci de ton passage du soir!

  2. Très beau texte qui me touche par le lien sensible entre le souffrance et la mort à l’échelle de la vie individuelle et collective. Merci.

  3. « faut pas mollir sur les mots » ferait un beau titre. Merci Eve de l’avoir écrit.

  4. « elle s’est sentie guidée par on ne sait qui que quoi » comme le cœur vibrant du texte, et celui de la narratrice, de son chemin intérieur dans la grande fresque (encore ce mot qui me vient à propos de ton écriture) de la mort du vivant (de la mise à mort du vivant).
    Et merci aussi pour l’histoire du personnage, qui résonne avec celle de bien des individus dans les familles.
    Merci Eve