#rectoverso #07 | Unknown male

Recto 7

Le fait que je suis interne pour six mois en médecine d’urgence au Chris Hani Baragwanath Hospital dans le sud de Johannesburg. Le fait que je suis arrivé seulement avant-hier soir et que c’est mon premier séjour dans cette ville gigantesque. Le fait que j’ai trouvé assez facilement un logement dans le secteur de Diepkloof grâce à un professeur en rhumatologie de Lariboisière qui connaît très bien ici un des nombreux chefs de service de cette discipline. Le fait que je n’ai pas encore pris le temps de me faire un WhatsApp avec ma compagne. Le fait qu’elle va probablement me le reprocher. Le fait que je me réveille en pleine nuit et que je pense immédiatement à elle. Le fait que je me lève en culpabilisant et que je sois toujours à moitié endormi mais fortement désireux d’étancher ma soif. Le fait que je veux traverser la maison sans lumière alors que je suis seul dedans et que je ne risque pas le moins du monde de perturber le sommeil de Marie ou de ses enfants. Le fait que je le conscientise mais que je continue à marcher à tâtons et que je me heurte plusieurs fois à des meubles. Le fait qu’arrivé sur le seuil de la porte de la cuisine, je balade pendant une trentaine de secondes ma main gauche sur la paroi lisse du mur qui lui est adjacente pour essayer de trouver l’interrupteur. Le fait que je marmonne tout seul dans le noir. Le fait que je localise la lumière et que je l’actionne enfin. Le fait qu’en apercevant la vieille ampoule nue pendre au plafond et sa lumière blafarde, je pense que c’est beaucoup de peine pour rien. Le fait que je farfouille dans le placard du haut en y cherchant un verre, qu’il y en ait au moins une trentaine, tous à moutarde et illustrés par une myriade de super-héros. Le fait qu’au moment où je saisis celui à l’effigie de Batman, j’ai comme un flash. Le fait que je revois, curieusement au ralenti cette fois, l’arrivée des trois garçons blessés aux urgences. Le fait que l’un d’entre eux, le plus jeune, est déjà inconscient. Le fait que je me rapproche de l’évier avec ce chiffre en tête : 4 800 agressions à l’arme blanche recensées l’année dernière. Le fait que, dans le premier trimestre 2025, les couteaux arrivent en deuxième position dans les statistiques d’homicides après les armes à feu. Le fait que, envahi par des pensées d’ordre sécuritaire, j’ouvre automatiquement le robinet d’eau et que j’attende machinalement plusieurs secondes que mon verre se remplisse. Le fait que j’aperçois un maigre filet d’eau puis plus rien. Le fait que je ne suis pas à Paris, évidemment. Le fait que je réalise que la vieille baignoire en zinc qui traîne sur le perron n’est pas seulement une décoration kitsch, mais que, positionnée juste sous la gouttière, elle sert forcément à récupérer les eaux usées. Le fait que je comprenne tout à coup l’intérêt d’avoir une quinzaine de bassines dans son habitation. Le fait que je ne vais pas me recoucher à cinq heures trente du matin et que, confronté pour la première fois de ma vie à une vraie sécheresse, je vais tacher de tout mettre en ordre pour être prêt pour la prochaine averse. Le fait que je ne peux même pas me faire une tasse de café et encore moins prendre une douche. Le fait que pendant 180 jours environ, il me faudra oublier la toilette quotidienne. Le fait que j’aie tardé comme à mon habitude à nettoyer au fur et à mesure la vaisselle et que deux assiettes, trois verres et quelques couverts sales s’amoncellent sur la table. Heureusement que j’entame seulement mon troisième jour à Johannesburg. Le fait que dès qu’il sera une heure décente, j’irai chez le voisin pour lui demander une bouteille d’eau afin de me rincer le visage et de me laver les dents. Le fait que je songe que la pénurie d’eau tout comme la violence sont deux grands fléaux de cette ville. Le fait que j’entende du bruit à l’extérieur, dans la cour d’à côté. Le fait que j’identifie quelqu’un en train de traîner quelque chose de lourd sur le sol et que je sorte. Le fait que c’est la vieille cousine du voisin qui loge dans une minuscule construction en tôle à l’arrière de sa parcelle qui est déjà debout. Le fait qu’elle est toute ridée et qu’une longue cicatrice court sur son bras gauche. Le fait qu’elle a récupéré, je ne sais où, un fût plastique alimentaire bleu de grande capacité. À la louche, je dirai qu’il fait bien 150 litres. Le fait qu’elle n’est pas bien épaisse, la cousine, et que je me questionne sur la manière dont elle a pu amener jusqu’ici cet énorme bidon. Le fait qu’elle me fait un signe de la main, m’invitant à la rejoindre. Le fait que je traverse rapidement la petite cour, franchisse le portail de ma maison puis celui de celle du voisin. Le fait que les deux habitations sont séparées par un mur cimenté. Le fait qu’au sol, des deux côtés, quelques touffes d’herbes rescapées apparaissent au milieu de la terre battue. Le fait que je dépasse la maison de plein pied construite en petites briques pour aller directement au fond y retrouver la dame âgée. Le fait que nous nous parlons par gestes interposés et que je regrette l’absence de Marie qui aurait probablement communiqué avec elle directement en zoulou ou en sotho. Le fait que je comprenne qu’elle s’appelle Nomvula et que cela signifie mère de la pluie. Le fait que je me dis que je n’aurais jamais pu trouver meilleure protectrice pour mon séjour. Le fait que Nomvula s’éclipse quelques minutes me laissant seul devant ce qui semble être sa demeure. Le fait que j’aie le temps d’observer que son « chez elle » est adossé à la clôture de l’autre voisin. Le fait que Nomvula a astucieusement assemblé des planches de bois avec des plaques de métal et qu’elle a recouvert de chaux le tout. Le fait que sa shack peinte en vert pâle, bien que modeste, m’apparaît conviviale sous le soleil qui commence à éclore. Le fait que cette maisonnette dispose d’une petite fenêtre s’ouvrant côté jardin, juste à droite de la porte. Le fait que Nomvula ressort à l’instant avec une bâche en plastique pliée dans un énorme sac en toile de jute. Le fait que nous déplions cette pièce de toile imperméable et que nous l’enfoncions avec mille précautions dans le moindre trou de son petit jardin. Le fait que nous cherchons l’endroit idéal pour placer son grand récipient cylindrique. Le fait qu’après l’avoir installé, nous goûtions satisfaits elle un verre de bissap et moi une umqombothi. Le fait que Nomvulu entame très doucement un chant ancien en zoulou en fixant le ciel et que je me sente envahi d’une tendresse infinie pour cette nouvelle amie. Le fait que je regarde ma montre et qu’il faut que je me dépêche car je suis attendue pour neuf heures à l’hôpital.

Verso 7

Le fait que sur le trajet je me remémore ma nuit précédente aux urgences, la toute première, après que j’ai eu à peine le temps de déposer dans mon nouveau logement mon sac de voyage. Le fait que ces trois gamins sont amenés aux urgences après une rixe violente et que le plus jeune, un immigré mozambicain, a perdu beaucoup trop de sang et est déjà inconscient. Le fait qu’il a reçu plusieurs coups de couteau dans le thorax. Le fait que les ambulanciers m’expliquent rapidement que le garçon était en train de faire la queue près d’un conteneur d’eau et que deux frères tsongas, à peine plus vieux que lui de quelques années et qui font la loi dans leur quartier, l’ont repéré à son arrivée. Le fait que, comme à l’accoutumée dans le secteur de Moroka, la montée du chômage, la barrière de la langue, couplées au manque d’eau, ont dû contribuer à attiser la dispute. Le fait que les ambulanciers ont tenté de sécuriser la scène mais que, voyant que le jeune homme avait déjà perdu connaissance, l’ont placé en position latérale de sécurité, le couteau encore fiché dans les poumons et l’ont conduit le plus rapidement possible jusqu’à nous. Le fait que durant tout le trajet, le collègue médecin a réalisé un garrot sur sa jambe droite sur une blessure à l’hémorragie incontrôlable. Le fait qu’il a été placé sous oxygène rapidement et qu’une fois aux urgences nous avons évalué ses fonctions vitales et posé des perfusions. Le fait que nous ayons eu recours à ce que dans notre jargon professionnel nous appelons une chirurgie de contrôle hémorragique rapide avant réparation complète. Le fait que cette dernière étape n’a pas pu avoir lieu car l’adolescent a été conduit au bloc opératoire et que la lame a été extraite. Le fait que le jeune a subi une thoracotomie et une transfusion massive mais que tous nos efforts n’ont pas permis de le maintenir en vie. Le fait qu’il s’est éteint sous nos yeux impuissants. Le fait que les deux frères qui l’ont agressé ont eu plus de chance et qu’ils sont vite ressortis de chez nous avec quelques ecchymoses autour des yeux pour l’un et une entaille superficielle à l’avant-bras gauche pour l’autre. Le fait que j’ai dû constater officiellement le décès et établir un certificat de décès. Le fait que j’ai inscrit sur le document administratif « unknown male » et que j’ai laissé partir la pauvre victime sur un brancard pour la morgue. Le fait que j’aie souhaité au plus profond de moi qu’un organisme d’aide aux migrants publie vite son avis de décès accompagné d’une description la plus complète de sa personne à destination de sa communauté et de son ambassade pour qu’il puisse être identifié.

A propos de Pascale

Attirée par les mots depuis l’enfance, j’aime tout particulièrement la littérature et les arts de la marionnette. Doucement mais sûrement, les livres ont envahi ma vie. Ils m’entourent dans ma sphère privée autant que dans mon univers professionnel. Timide avec l’écriture mais souhaitant m’enhardir et mieux retranscrire mes émotions, je me lance enfin dans le grand bain…

2 commentaires à propos de “#rectoverso #07 | Unknown male”

  1. C’est extrêmement fort et
    j’ai beaucoup aimé
    l’exploration dans l’intimité de la nuit, l’anecdote du quotidien le plus simple, dans la nuit chercher le verre dans le placard et ce qui se déploie autour, le contexte du service à l’hôpital, du pays, du quartier
    et l’horreur absolue de la suite, l’horreur le couteau, les efforts pour maintenir en vie l’enfant
    en quelques lignes vous avez écrit un double texte autonome, qui fait déjà toute une histoire

  2. Merci beaucoup Françoise pour votre message. Je viens de lire votre très beau texte en lien avec le Recto-Verso 6. Il est empli d’une grande poésie. C’est magnifique. Je découvre également à l’instant le site Internet de votre revue littéraire « Les villes en voix » que je vais continuer d’explorer.