#rectoverso #07 | La valise dans les rochers

Le fait qu’il faut que je trie avant de faire ma valise et pas après et pas pendant, le fait que ça ne sert à rien de compter les tee-shirts et les pulls là maintenant, le fait que je prépare ma valise sans avoir le temps, le fait que j’ai pu avoir un nouveau train, le fait que je ne sache pas réellement si ce train va partir et s’il va arriver au bon endroit, le fait que je ne retrouve plus les six paires de chaussettes, le fait que je ne retrouve pas les chaussettes en défaisant entièrement la valise et que je regarde l’heure, le fait que je ne veux pas partir et affronter ce qui m’attend, le fait que je tremble en prenant et reposant, le fait que je suis déjà presque en retard sur la marge très mince que j’ai prise en disant je vais prendre ce train-là et tout le monde m’a dit t’es folle, le fait que j’insiste et que je retrouve deux paires de chaussettes sur les six et je me dis que c’est finalement très bien et suffisant, le fait que je m’aperçois qu’il pleut à présent, que ma valise n’est pas terminée et que je suis en retard, le fait que je ne me rappelle plus combien de jours je pars et je ne sais pas combien prendre, le fait que je ne sache pas s’il faut que j’emmène mes affaires de pluie, le fait que je ne retrouve plus ma brosse à dents et que c’est plus important que les chaussettes, le fait que je m’arrête pour réfléchir à ce qui me manque alors que je n’ai pas du tout le temps, le fait que je me vois furtivement dans la glace et que l’ombre est là, le fait que je ne possède que mes choses, le fait que j’avais oublié que je prenais un petit sac à dos en plus, le fait qu’il faudra que je cours jusqu’à la gare, le fait que je retrouve dans mon sac à dos mes affaires manquantes et je dis stop sans savoir si j’ai ce qu’il faut, le fait que je regrette d’avoir changé de train, j’aurais dû partir demain comme prévu mais on m’a dit t’es nulle, le fait qu’on me dise que je suis folle mais que je cours dehors sous la pluie avec ma valise trop lourde et les pavés me ralentissent, le fait que tout le monde me regarde parce que je fais du bruit et que ma valise n’est pas étanche, le fait que je pense ne pas avoir le train et que ce serait bien que je le rate, le fait que je pourrais me tromper de destination, le fait que les roues de ma valise s’enfoncent dans la boue, le fait que je pourrais pleurer si personne ne m’aide là maintenant, le fait que personne ne m’aide là maintenant mais que la pluie lave tout ce qui dépasse, le fait que j’ai envie de tout laisser là, le fait qu’ils disent déjà que je suis folle, le fait que je ne crois pas que je puisse changer ça.

Le fait qu’il s’est enfoncé dans le brouillard et qu’il n’est pas revenu, le fait que c’était un habitué et qu’on ne l’a pas accompagné, le fait qu’il n’était pas toujours très gentil avec les gens, le fait qu’on n’avait pas vraiment envie de l’aider, le fait qu’on l’évitait, le fait qu’on ne l’a pas vraiment cherché tout de suite, le fait qu’on a attendu assez pour que, s’il était agonisant, l’agonie soit terminée, le fait qu’on n’acceptera pas de dire que c’est une sorte de meurtre collectif, le fait qu’on ait la sensation d’avoir bien agi, le fait que le brouillard a fait sa part, le fait que c’est la nature et qu’elle et les choses se font bien ensemble, le fait qu’on l’a laissé moisir aussi un peu, parce qu’il était coriace et qu’on avait peur qu’il survive à sa chute dans les rochers, le fait que quelqu’un y va deux ou trois fois par jour pour l’entendre crier, le fait qu’un jour il ne crie plus mais il pourrait gémir sans qu’on l’entende, on ne s’approche pas, le fait qu’on ne veut pas qu’il sache qu’on le laisse crever, on laisse faire la nature, le fait qu’on veut qu’il croit que c’est un châtiment pour tout ce qu’il a fait, que l’agonie qui dure plus qu’une agonie banale, c’est une volonté divine, le fait que dieu n’a rien à voir avec ça, le fait que l’alcool à l’intérieur le fait gémir pendant longtemps, le fait qu’on retient des touristes qui veulent aller là, le fait qu’on invente des mensonges et qu’on a failli se faire prendre, le fait que les poissons reviennent rouges, le fait qu’on ne veut plus rien manger de ce qui a pu traîner autour de lui, le fait qu’on pense la mer contaminée par l’ordure, le fait qu’on a arrêté de pêcher et que les pêcheurs se sont mis à faire autre chose, le fait que tout le monde est devenu ébéniste et cuisinier et botaniste et dresseur et coach et gérant de gîte, le fait que tout ça s’est fait naturellement, le fait qu’un an plus tard on s’est approché des rochers, le fait qu’on a trouvé quelques os et de la peau rouillée et moisie, le fait qu’on n’a pas pu reconnaître le corps, le fait que certains pensent qu’il s’en est sorti.

10 commentaires à propos de “#rectoverso #07 | La valise dans les rochers”

  1. waouh Nolwenn je sors de cette lecture le souffle court, déjà le premier texte m’avait attrapé dans une urgence à priori banale mais qui en fait n’en était rien, mais alors je n’étais pas du tout préparer au deuxième texte… est ce qu’il y a un prolongement à ça ??

    • merci Line pour ta lecture et ton commentaire, j’ai peut-être effectivement l’envie de prolonger le deuxième volet, je ne sais pas encore, peut-être une nouvelle? L’exercice en tout cas est un puissant déclencheur;

  2. Cette course après chaussettes et train est haletante, j’ai des images qui me rappellent des moments de ce genre ! Le 2ème texte est très fort. Je me suis demandée quel lien pouvait être imaginé entre les 2 textes et je pense qu’on peut toujours en trouver un…

    • oui, le lien entre les deux textes était celui du départ à l’origine, sous deux formes différentes, mais sans doute le lien s’est un peu estompé… Merci en tout cas pour la lecture !:)