#rectoverso #07 | Le miroir de la coiffeuse

Recto

Le fait qu’il ont menti le fait qu’ils  savaient très bien que c’était perdu d’avance, que tout ceci ne servait à rien d’autre qu’à faire avancer leur recherche, le fait que même mes parents médecins n’ont pas vu l’entourloupe, ils ont dit oui sans poser de question, le fait est qu’ils ne demandaient qu’à croire au miracle, le fait qu’on ne m’a pas demandé mon avis, le fait que le don de moelle se faisait sous anesthésie générale. Le fait est qu’ils ne savaient absolument pas si j’étais compatible mais dans l’état de leur connaissance ils n’avaient aucun moyen de le savoir, ils faisaient juste semblant pour avoir le contrat comme n’importe quel commercial de chez Peugeot qui sait que sa bagnole est pourrie, le fait que mes parents ont suivi, depuis le hublot qui donnait sur la chambre stérile, les manipulations infirmières comme s’ils regardaient un braquage à la télé. Le fait que au bout de 24 heures les médecins ont compris qu’ils avaient perdu leur pari, zut dommage, mais ont continué pendant quelques jours à faire croire que ça allait peut être marcher. Le fait est que l’on ne pouvait pas revenir en arrière, sa moelle à lui, ayant été détruite par une chimio.Le fait qu’ils l’ont transféré dans d’autres services dès qu’ils ont su que c’était foutu et se sont désintéressé de la suite. Le fait que la suite a duré 3 ans d’agonie en déménageant d’un hôpital à l’autre.Le fait que le médecin a eu quelques années plus tard un Nobel pour ses recherches sur la greffe de moelle. Le fait que mon frère était déjà mort à ce moment là, à 14 ans. 

Verso

Le fait que toute ma vie je n’ai pensé qu’à ça, à sa souffrance, à leur suffisance, leur obsession du pouvoir, leur absence de doute.  Le fait que j’ai passé ma vie à tenter de consoler ma mère  de ce deuil impensable. Le fait que 25 ans plus tard je me faisais couper les cheveux par Veronique dont le frère a été dans le même service, au même moment que mon frère à moi, pour la même maladie, aplasie médulaire, le fait qu’il n’y avait pas eu pour lui de donneur compatible, le fait que ça a été sa chance. Le fait que lui, il a survécu avec sa moelle déficiente jusqu’à 45 ans.  Le fait qu’il a eu un métier, une femme, des enfants. Le fait que j’ai blêmi parce que, ayant fini par essayer de croire à leur version  de «on avait pas le choix»,  le fait est que, inopinément  le fait est là, raconté par Véronique  dont les ciseaux virevoltaient autour de ma tête,  là, devant le miroir de la coiffeuse, je comprends que, si, justement, on aurait eu le choix si on avait pu choisir.

A propos de Catherine Carrot

J'ai rejoins l'atelier du mardi depuis quelques mois et depuis je me suis remise à lire et à lire différemment. J'ai de nouveau du plaisir avec les mots. J'ai fait ce que j'ai pu, des enfants, peu de voyage et beaucoup de musique, maintenant, est ce que ça me définit je fais de la céramique. Et compte tenu de ma naîveté extrème, mon âge me parait absurde et improbable.

8 commentaires à propos de “#rectoverso #07 | Le miroir de la coiffeuse”

  1. Merci, Catherine, pour ce texte fort si peu « naïf »- je reprends le mot de ta présentation- que les « le fait que » rendent percutant.

  2. Touchant, troublant. Beau texte, venu de loin, laissant en suspens un irritable désarroi. Merci.

  3. Merci Catherine pour ce texte. Douloureux, graines de colère à venir, et jamais d’excuse ou de mise en doute. Le pouvoir de la blouse blanche et la compréhension des faits (avec beaucoup d’amertume) des années plus tard.

  4. Merci pour ce texte Catherine absolument terrible et révoltant, oui. L’expression « le fait que » prend ici je trouve tout son relief. On a envie de rétablir les faits à défaut de pouvoir changer l’histoire. J’aime beaucoup ta présentation. Ravie de te retrouver ici.

  5. … le fait de cette coïncidence chez le coiffeur… et cet impossible choix…merci pour ce récit qui suscite indignation au milieu d’autres émotions…