# rectoverso #07 | Les années-lumière

Il suffit d’une minute à la lumière pour parcourir 18 millions de kilomètres, le temps qu’il me fallait pour me préparer le matin quand toi c’était vingt fois plus, une minute pour que naissent 275 nouvelles étoiles, et tu disais qu’aucune n’égalait celle que tu voyais dans mes yeux pour te foutre de moi, et ça nous faisait rire toutes les deux, il suffit d’une minute pour que, quelque part dans l’univers, une ou deux étoiles explosent en supernovae, libérant plus d’énergie que notre soleil en produira en 10 milliards d’années, à peine moins que celle que nous avons déployée hier soir sur le dance floor au cours de la soirée où je t’ai présenté Serge, et il t’a suffi d’une minute pour que tu le trouves définitivement con, franchement, ce type, non ? Il suffit d’une minute pour que des trillions de neutrinos traversent chaque centimètre carré de la Terre, une minute pour que des rayons cosmiques de haute énergie bombardent l’atmosphère, et tout ça nous traverse, et tout ça nous transforme, les rayons cosmiques, les neutrinos, l’alcool et les décibels c’est ce que tu me dis depuis ton lit dont tu n’arrives pas à sortir et moi je te dis que je fais des œufs au plat avec des pâtes parce qu’il n’y a rien d’autre dans nos placards et tu te marres, et tu dis qu’on devrait braquer une banque toutes les deux, mais que si on n’a plus rien, c’est autant qu’on ne jettera pas, parce qu’il suffit d’une minute pour générer deux tonnes cinq de déchets, tu le savais, ça ? Une minute pour relâcher dans l’atmosphère 62 000 tonnes de dioxyde de carbone à cause des combustibles fossiles de merde, mais aussi, me dis-tu en m’embrassant dans le cou, il suffit d’une minute pour que 83 000 personnes fassent l’amour, une minute pour que naissent 250 bébés, et tu es partie prendre une douche et il t’a suffi d’une minute pour rejoindre plus tard le passage piéton de la rue Vaugirard, alors que je t’avais demandé de m’attendre et il a suffi d’une minute à la voiture lancée à 100 km/h pour parcourir 1670 mètres avant de te percuter, il a suffi d’une seconde pour que le choc te projette à 50 mètres sur le bitume, une seconde pour que s’arrête ton système nerveux central et que tu perdes conscience, une seconde pour que cesse de battre ton cœur, une minute pour que s’arrête ta respiration, et seulement quelques minutes pour que s’éteignent un à un tous tes organes et que tu meures en même temps que 110 autres personnes dans le monde, tandis que déjà des passants affolés accourraient vers toi.
On dit qu’il suffit d’une minute pour que se forment 90 nouveaux trous noirs dans l’univers, et il n’a fallu qu’une seconde pour que l’un d’eux se loge en moi et qu’il engloutisse mon cœur.


Il suffit que je te regarde pour voir qu’il y a une tristesse que rien n’efface au fond de tes yeux, et il suffit que je te demande pourquoi pour que tu m’envoies promener, et il suffit que je te demande si c’est à Serge que tu penses pour que tu te lèves et me traites de con, Serge, vraiment ? Tu crois que je pense encore à Serge ? Et il suffit que tu claques la porte pour que je comprenne enfin que je suis en train de te perdre, que je me demande pourquoi je t’aime encore alors que c’est évident, et depuis longtemps, que toi tu ne m’aimes plus, mais il suffit que plus tard tu passes distraitement ta main dans tes cheveux alors qu’on est assis tous les deux devant un feuilleton débile pour que j’aie envie de t’embrasser, de te serrer dans mes bras, et il suffit que je me tourne vers toi et que je le fasse et surtout, que je ne dise rien pour que tu te laisses faire, que tu laisses ma main courir sur tes seins, que tu me laisses défaire ta chemise, et que ce soit toi qui m’entraines jusqu’à notre chambre, et il suffit de presque rien pour qu’on se retrouve enfin et l’amour qu’on fait, s’il n’est pas sans arrière-pensées, au moins, ça ressemble à l’amour, mais il suffit que j’ouvre les yeux, que je voie nos corps nus sous la lumière crue du plafonnier, que je voie l’ombre qui passe dans tes yeux quand mes yeux te fixent quand tu jouis en même temps que je jouis, il suffit que je te dise que je t’aime pour que tu te détournes à nouveau, que tes yeux tournent au noir, que tu dises que je ne te connais pas, que, même quand tu es là devant moi, je ne te voie pas, ça n’est pas toi que je vois, et tu souris en disant cela, tu as un sourire triste, ce sourire qui suffit à me faire retomber amoureux de toi — de l’image que je me fais de toi, corriges-tu : tu ne sais pas qui tu aimes quand tu dis que tu m’aimes, dis-tu encore, et de toute façon tu n’aimes pas, tu ne sais pas aimer, ce que tu aimes, c’est toi à travers moi, ce que tu aimes c’est l’image que tu as de toi quand tu es avec moi, c’est l’image que les autres ont de nous, c’est ça que tu me dis, parfois, tu n’as même pas besoin de le dire, ton regard, ton regard suffit à me faire comprendre que cette tristesse, au fond, que tu portes c’est la trace d’un amour incandescent auquel jamais je n’aurai accès.
Et il suffit que je le comprenne pour que meure aussitôt notre amour sans que je m’y résolve.

A propos de Philippe Castelneau

Ma mère, professeure de danse, à l’adolescence, je me rêvais directeur de revue. Finalement, ayant aussi le goût des livres, plus tard je contribuais à créer une revue littéraire : La Piscine (aujourd'hui disparue). Je vis à Montpellier où je suis libraire. Ce métier me permet de partager quotidiennement ma passion pour les livres, tout en poursuivant mes activités d’écrivain et de photographe. Mon site : https://philippe-castelneau.com

12 commentaires à propos de “# rectoverso #07 | Les années-lumière”

  1. Merci beaucoup Emilie. Je m’en suis tenu à la remarque de François : « Pour celles & ceux qui conjuguent l’atelier et livre personnel en cours: attention, ces scansions de «le fait que» ne seront pas importables telles quelles dans votre projet, elles renverraient trop directement à ce livre majeur de Lucy Ellmann. »
    J’espère cependant ne pas trop m’être éloigné de la consigne…

  2. J’ai survolé la galaxie et zoomé avec votre caméra-mots, jusqu’à ce dernier hoquet de vie..

  3. Il suffit… et tant d’énergie-lumière dans le recto !
    Très bonne idée que ce « il suffit » car en effet « les scansions « le fait que » ne sont pas importables »

  4. Emilie a raison, les « il suffit » valent largement les « le fait que » du texte d’appui. Mais au-delà de toute consigne, c’est le texte produit qui a le dernier mot. Le vôtre ? Un texte univers. Il fallait y penser. Encore fallait-il ensuite le mettre en mots et sans tomber dans l’exercice. Chapeau ! Merci, Philippe.

  5. Un texte météorite qui emporte par sa fluidité. Dans une construction symétrique deux longues phrases jusqu’aux deux phrases finales, percutantes. Merci.