#rectoverso #07 Le fait que le titre m’échappe

Le fait que je me suis éloignée de la baignoire, qu’elle était dans les douches, qu’elle était insérée dans ce qui ressemblait à un plan de travail de cuisine taille adulte, le fait qu’il faisait chaud, le fait que nous avions beaucoup transpiré sur scène, le fait qu’il nous avait fait refaire la scène quatre fois alors qu’il faisait trente degré à l’ombre, le fait qu’il restait trois jours avant la générale, le fait que sa mère était épuisée, le fait qu’elle avait besoin de prendre une douche, le fait que son père était en train de faire les réglages son, le fait qu’il n’y avait qu’elle moi et le petit, le fait que les autres étaient en train de prendre l’apéro avant la filage du soir, le fait qu’elle avait un enfant et moi pas, le fait que j’étais là, le fait qu’à ce moment-là je n’avais pas encore d’enfant, le fait qu’elle m’a demandé de le surveiller le temps qu’elle se lave, le fait qu’elle était à côté, le fait que je ne voulais pas être mouillée, le fait que le bord de la baignoire était très mince, le fait qu’il était aussi mince qu’une petite main potelée, le fait qu’il voulait absolument se redresser, le fait qu’il éclaboussait tout, le fait que je me suis éloignée pour ne pas être mouillée, le fait qu’il s’est dressée, le fait que ses petites mains se sont agrippées au bord trop fin pour se redresser, le fait que je n’étais plus à côté, le fait ma vitesse d’approche n’était pas suffisante, le fait que ses petites main ont glissées, le fait que sa tête à plongé, le fait que son corps a suivi, le fait que mes bras ne sont pas arrivés avant le sol, le fait que j’ai eu le temps de me dire qu’il allait mourir, le fait que la baignoire était une fois et demi plus haute que lui, le fait que j’ai pensé ma vie est finie, le fait que le temps s’est arrêté, le fait que cela s’est glacét figé dedans avant que son corps ne s’écrase, le fait que je l’ai vu toucher le sol, le fait que le bruit sur le carrelage brun n’était pas très impressionnant, le fait qu’il a hurlé, le fait que sa dent a percé sa lèvre quand sa tête a cogné le sol, fait que du sang a coulé de sa bouche, le fait que sa mère est sortie de la douche ruisselante pleine de mousse, le fait qu’elle l’a ramassé, le fait qu’elle ne l’a pas vu tomber, le fait qu’il a continué a hurler, le fait qu’il a sangloté, le fait qu’il a fallu continuer à respirer, le fait que je ne pouvais plus parler, le fait que je ne pouvais que répéter encore et encore je suis tellement désolée, le fait que je pleurais alors que lui plus, le fait qu’il gambadait le lendemain.

Le fait que quand je pense à lui je revois ses ongles plats au bords arrondis dans ses vastes mains, le fait qu’il m’apparait comme une grande sauterelle maigre toujours vêtu de pantalon beige, le fait que le son de sa voix m’échappe même si je sais sa trace quelque part en moi, le fait que je ne me souviens pas qu’il ait un jour levé la voix, le fait que je me souviens de ses cheveux fins clairsemés et de son front légèrement luisant les jours d’été, le fait que je ne pense pas que je le reconnaitrait si je le croisais, le fait que je revois sa main droite qui plongeait dans sa poche pour en ressortir sa montre a gousset doré qu’il regardait en inclinant la tête avant de la relever vers nous, le fait que je me souviens du mouvement ample que faisait sa grande main maigre sur le tableau vert en traçant la date du jour, le fait que je me demande si il est encore vivant et s’il l’est à quelle heure il se couche et ce qu’il voit avant de fermer les yeux, le fait que je n’arrive pas à me l’imaginer vieux ou vivre avec quelqu’un humain chat chien rat ou chinchila, le fait que le son de sa voix reste une énigme que ma mémoire refuse de ramener, le fait que je n’ai aucune idée de ce qu’il aimait de ce qu’il faisait quand il n’étais pas avec nous assis à son bureau de bois claire à gauche de la porte, le fait que je me demande maintenant si il aimait enseigner, si il avait peur de nous retrouver quand la cloche sonnait le matin, si il pensait à nous quand il était chez lui ou en train de boire une bière avec des amis à la Brasserie, le fait que je ne sais pas où il habitait, dans un appartement au dessus de la place Kleber, dans une maison avec un jardin sauvage à la fontaine peuplé de limace, dans une collocation avec une femme maraichère et un prêtre, le fait que je n’ai aucune idée de la manière dont il a vécu ces huits années à être notre berger, le fait que je ne sais finalement pas qui il est, que je ne saurais jamais, que c’est avec lui que j’ai appris à lire, tracer des lettres, écrire, le fait que ne m’en souviens pas, le fait que je me demande si on connait jamais vraiment quelqu’un, le fait que je ne connais peut-être de l’autre que le peu que je commence à comprends de moi-même, le fait qu’enfant je ne peux être que moi, le fait que ce que j’écris n’a aucune sens, le fait que ma fille là est endormie, le fait que je n’ai aucune idée de comment elle me perçoit, le fait que je ne sais pas ce qu’elle pense de moi, le fait que j’ai passé ma journée avec elle, le fait que je n’ai pourtant aucune idée de ce qu’elle a vécu dans cette journée, le fait qu’elle ne se souviendra suremement de rien de ces instants là, du lacs des avirons des averses, des parcs de jeu sous la pluie, le fait que dans 15 ans il ne lui restera de ces moments là que les quelques photos, le fait que dans 15 ans surement il ne me restera que quelques images, le fait que déjà les instants de cette journée sont en train de s’évaporer, le fait que d’autres vont suivre demain, le fait que ces instants là aussi vont se dissoudre dans le flux du temps.  

6 commentaires à propos de “#rectoverso #07 Le fait que le titre m’échappe”

  1. Très réussi. Le recto angoisse, de plus en plus, les « le fait que » qui halètent nous coupent le souffle. Ouf ! la résolution nous soulage. Le verso dessine le portrait d’un personnage, éloigné dans le temps et l’espace, puis nous ramène au maintenant. J’aime qu’un texte, même un simple fragment, soit construit. C’est le cas des vôtres. Je les ai lus avec grand plaisir. Merci.

    • Merci Emilie pour votre lecture et votre commentaire qui me donnent du courage pour continuer.

  2. Au verso je ressens à partir du milieu un feu d’artifice d’interrogations existentielles…rester des heures sur chacune ou voir cette implacable réalité la dissolution de chaque instant, ou les deux, merci pour ce rythme !

  3. Merci pour votre lecture et d’avoir pointé l’implacable réalité de la dissolution de chaque instant, je ne l’avais jamais nommé ainsi mais c’est exactement ça et une partie je crois de ce qui alimente la nécessité d’écrire pour moi.

  4. Deux récits que j’ai eu plaisir à lire pour le rythme et aussi parce-que d’une certaine manière, ils se répondent. L’adulte narrateur et l’enfant/L’enfant de jadis narrateur et l’adulte. Merci

  5. J’ai vu le moment où le texte allait m’entraîner dans l’abîme, je me suis rattrapé aux mots, au final, une lecture d’une intensité rare, quelque chose de l’ordre de la fascination pour votre manière tranchante d’attaquer le réel et sa dissolution dans le temps. Transporté par le rythme, par les vagues, tout. Mille mercis.