RECTO
le fait qu’il faut sortir et que bientôt tous les magasins seront fermés, le fait qu’il est peut-être plus sage de ne rien manger, qu’un café suffira, le fait que les grandes portes se ferment et que le bibliothécaire termine de contrôler les registres avant de les apporter à l’archiviste, tout là-haut, le fait que son ventre gargouille et qu’on ne trouve plus aujourd’hui à Beck de quoi remplir un frigo pour plus d’une semaine, le fait que les cloches sonnent encore alors qu’elles m’ont empêché de m’endormir, le fait que la traversée se fait désormais à la loterie, ou alors les pieds devant, le fait qu’à Beck le cimetière est noyé sous le brouillard, par temps clair et qu’à Beck le temps n’est jamais clair, le fait que les glaces fondent malgré tout, malgré le froid gris et grisant, le fait que le crabe dort à mes pieds, qu’il veille sur moi la nuit et qu’à mon réveil, mes yeux s’ouvrent sur lui, le fait que les deux poivrots croisés la veille devant la station essence m’aient menacés avec un flingue et que ça m’a bien fait rire, le fait que je murmure à l’oreille du crabe d’aller leur faire peur, mais le fait qu’ils ne sauront sans doute jamais que ce n’était pas naturel alors tant pis pour eux, le fait que l’univers ne s’écroule qu’une fois les jambes pliées et le dos au sol après un coup de feu entre les deux yeux, le fait que les fumées noires au-dessus des camps de concentration réapparaissent régulièrement, de plus en plus noires, de plus en plus lourdes, le fait que la neige prenne la même couleur mais heureusement pas tout le temps, le fait que les plus jeunes quittent Beck de plus en plus jeunes justement et que d’eux ne restent même pas des souvenirs, qu’ils ne reviennent jamais, qu’on les pleure même s’ils ne sont pas morts parce que là où ils vont c’est tout comme, le fait le temps s’arrête toujours à un moment qu’on n’aimerait pas recommencer mais que ce n’est jamais définitif alors on se fait une raison, le fait que l’alarme sonne jusqu’à sept fois par jour, à chaque heure de lumière, que les milices suivent prudemment les rondes de la police municipale, le fait que les premiers rayons de soleil ne sont jamais ceux du matin, mais ceux que l’on voit sur les écrans des salons et des cuisines, le fait que moi, je n’en ai pas de télévision parce que dans mon cerveau vaporeux, ça n’existe pas encore, le fait que les secours ne sont jamais arrivés et qu’on m’a laissé allongé sur le sol à boire par les yeux le sang coulant de mon front éclaboussé, que les derniers humains à m’avoir vu vivant avaient dans leur yeux une ombre qui ne s’oublie pas.
VERSO
le fait que le bonhomme ne me regarde pas tomber, qu’il dise juste à son copain qu’il est temps de s’acheter des chewing-gums parce que la cigarette électronique ça ne vaut décidément pas le coup, que son pote lui répond qu’il n’est pas sûr, le fait que je me vide de mon sang mais pas trop, le fait que dans mon souvenir pour peu que l’on décemment parler de souvenir, j’avais les yeux secs, le fait que je ne peux même pas bouger les lèvres pour les insulter mais que de toute façon je ne m’en suis pas privé et que c’est d’ailleurs pour ça que l’autre a fini par tirer, le fait qu’à ce moment-là on ne voit pas sa vie défiler, mais juste sa mort, le fait que l’air n’entre plus nulle part et que, même si le sang coule, il n’est remplacé par rien, le fait que je sens que ce qui se passe n’est pas normal, que l’autre me tourne le dos alors qu’il ne devrait pas, le fait que c’est finalement tout à fait logique puisse qu’il ne peut pas voir que le mort se fait piller mais que moi je reste au sol, peut-être même qu’il est au courant et que c’est pour ça qu’il a tiré, le fait qu’aucun tunnel lumineux n’apparaît, qu’aucun écran noir ne tombe, qu’aucun voile ne recouvre mes yeux pour me laisser partir là ou personne ne va parce que les humains ont trop d’imagination ou pas assez parce que ce sont tous des menteurs, le fait que je me demande, déjà plus tout à fait allongé au sol, si quelqu’un va remarquer mon absence, pleurer ma mort (?), penser à moi, me chercher, vouloir me venger ou creuser ma tombe, le fait que de tombe, je n’en aurai pas si on me vole mon corps, le fait que deux ans plus tôt on m’avait déjà parlé de ce genre de phénomènes, je venais d’arriver à Beck en mauvaise compagnie et que jamais je n’aurais dû accepter de monter dans ce bateau, le fait que l’alcool est problème pour n’importe qui, même quand ce n’est pas souvent, même quand c’est pour s’amuser, qu’à cause de ça on finit avec une balle entre les deux yeux, avec des dettes, mais que malgré tout ça donne le droit à d’heures de lectures infinies dans les salles d’archive d’une ville qui n’existe souvent que dans les fantasmes avant de s’instancier dans toute la misère du monde, à la fois comme un espoir et comme la manifestation d’un monde qui s’effondre, le fait que les cloches choisissent se moment précis pour sonner, comme si elles avaient attendu le coup de feu pour se laisser tomber dans la lourdeur d’un sac de viande qu’on jette à la mère pour attirer les carnassiers, le fait que le meurtrier est parti en me laissant là et plus vraiment là.
merci pour l’audio ! (ai rajouté le mot-clé!)
Ah oui, je m’étais contenté de « musique », merci !