Elle, je ne me souviens plus quand je l’ai entrevue pour la première fois. En tous les cas je ne suis pas allée vers elle ni, lui parler de moi-même. Engluée dans mon univers familial ou trop absorbée à trouver avec quoi jouer, à m’occuper dans cette campagne sans intérêt (autre que planter des salades dans le potager puis les regarder pousser ou bouffer par les limaces) mais où je venais régulièrement avec mes parents. Durant mon enfance je n’aimais ni la salade, ni les petits pois, je m’ennuyais.
Elle, ses parents venaient d’acquérir, dans ce hameau au milieu de champs de blé et de prairies où ruminaient des vaches laitières, la propriété en face de celle de ma famille (une jolie longère agrémentée d’un terrain arboré, prolongée d’une grange aménagée avec une table de ping-pong…). Sans aucun doute nos parents respectifs s’étaient croisés, salués puis avaient parlé et convenu que leurs deux filles uniques, plus ou moins du même âge (on avait, on a toujours deux ans de différence) pourraient bien s’entendre. Ils ont du se dire qu’ils seraient plus rassurés et tranquilles si on se promenait à deux à vélo sur les routes départementales, si on faisait nos devoirs scolaires à deux… Je ne sais plus de quelle manière ils nous ont vendu l’une à l’autre, mais ils y sont parvenus sans aucun problème car leurs désirs de faire de nous des amies a fonctionné. Pendant des années, on a été proches, même si…
La première fois que je la vis vraiment, sa beauté m’impressionna. Un large sourire sur de petites dents de souris, une très longue chevelure brune et des jambes interminables. Sa mère aussi me séduit : son écoute à notre endroit, son maquillage soigné, sa voix mélodieuse qui nous racontait des choses intéressantes… Tellement à l’opposé de mon milieu. Elle, je lui trouvais beaucoup de chance d’avoir une mère aussi jolie et intelligente, qui nous portait tant d’attention. Peut-être est-ce de sa mère, ou de son image de femme épanouie, pas d’Elle dont je suis tombée amoureuse à huit ans ? Elle, comme pour rééquilibrer tous ses atouts physiques et familiaux, possédait deux handicaps majeurs, sa timidité et ses difficultés scolaires. Enfin ça c’était flagrant, sans doute avait-elle, comme moi, bien d’autres points de fragilité (mais ils m’importaient peu, je ne les voyais pas ou les mettais entre parenthèses). En revanche, Elle avait la chance inouïe d’être soutenue par sa mère et d’éprouver un amour inconditionnel pour les animaux, tous les animaux de la planète, mais particulièrement pour des chevaux qu’elle apprenait à monter (puis plus tard à dresser).
Chaque week-end (ou presque) on se retrouvait, sans télé ni autre compagnie, dans cette campagne boueuse qu’on n’appréciait ni l’une ni l’autre. Alors entre deux devoirs obligés de géographie ou de sciences, on se racontait des histoires dont nous étions les protagonistes adulées, voire les célèbres héroïnes. De sa chambre (je n’avais pas de chambre personnelle chez mes parents), d’où on ne sortait pas assez au goût de mes parents qui auraient aimé nous voir « prendre » l’air comme ils disaient, le jour on s’imaginait doter de pouvoirs extraordinaires, juste avec des mots, sans rien faire (dire c’est faire) et la nuit lorsqu’il nous était permis de la passer ensemble (c’était souvent le cas), on continuait de se raconter nos envies, nos soucis et nos secrets. A la lueur des bougies, la complicité et les éclats de rire nous tenaient éveillées tard le soir. Ensemble on parvenait à se sentir insouciantes et légères, ce qui n’était pas gagné pour chacune de nous deux individuellement.
Puis sans rien en dire, en douce presque, l’enfance nous quitta. Chez Elle avant moi. Sa timidité toujours aussi maladive contribua à ce qu’elle demeure sur la réserve, l’empêcha (même vis-à-vis de moi) d’exprimer ses nouvelles priorités (l’Amour…), ses récents questionnements intimes (sexuels…) ou ses problèmes anciens mais toujours irrésolus (scolaires, relationnels voire familiaux…). Malgré mes deux ans de moins, je sentais venir en moi les mêmes déplacements de pôles d’intérêt qu’elle. Malgré nos différences corporelles et d’attitudes (Elle avait des seins, mesurait une tête de plus que moi, moi j’avais des opinions politiques engagées et un goût flagrant pour l’art) notre proximité affective ne diminua pas tout de suite. Malgré…
Pour Elle, ses années d’adolescence changeaient peu de choses à ses manières d’être. Sur ses rails, rien de violent ne me paraissait la bouleverser. Pas à pas Elle poursuivait son évolution pas vraiment définie et pourtant fidèle à elle-même, à ce qui était attendue d’elle. Sans grande ambition professionnelle, sociale ou personnelle, Elle disait vouloir, désirer une vie tranquille. À seize ans Elle restait respectueuse d’une certaine forme d’autorité paternelle. Sa seule déviance involontaire, était d’une certaine manière ce corps superbe qui excitait visiblement la gente masculine, notamment les garçons lorsque nous allions à la piscine. Cette séduction Elle ne savait qu’en faire. Avec et en parallèle de tout ça, je la sentais limitée par son éducation bourgeoise, ses craintes de déplaire, de s’écarter d’un chemin rassurant. Et moi pas. Elle était celle qui disait « Oui » et j’étais celle qui répondait « Non ».
…
Elle la première fois où je l’ai vue elle sortait d’un chemin de terre sur un vélo. Malgré les herbes hautes elle avait l’air très à l’aise, comme une cavalière expérimentée sur son cheval, ou presque. Elle m’a lancé un grand sourire, mais ne s’est pas rapprochée, elle a continué sa route. Quelques jours plus tard, près de la ferme au tas de purin, je l’ai vue sortir de l’étable avec un pot à lait à la main. Je n’ai pas osé aller vers elle. Avec sa grosse frange sur le front et ses grandes bottes en caoutchouc pas très propres, Elle avait l’air très jeune. Elle n’était pas bien habillée et marchait vite comme si Elle avait peur de quelque chose. Et puis, un peu après mes parents m’ont dit qu’on allait boire un apéritif chez les voisins. Ils avaient une fille qui pourrait devenir ma copine, parce que je ne connaissais personne dans le hameau, que ce serait bien de ne pas jouer seule tout le temps.
C’était Elle, Et là Elle m’a tout de suite parlé et paru sympathique. Après ma mère a dit qu’elle était gentille, mignonne et très éveillée pour son âge. Moi j’ai trouvé étrange et attirant ses tout petits yeux noirs, très petits, très noirs. Elle était toute maigre et parlait très vite. Elle avait deux ans de moins que moi mais ça ne me gênait pas. Comme moi Elle venait ici en week-end et en vacances, habitait la ville. Son père bricolait, passait son temps à restaurer la vieille maison dont il avait hérité (Elle m’a dit que ça faisait quatre ou cinq générations que sa famille était propriétaire de la maison, des granges, des vergers, des jardins …) et sa mère (qui travaillait en tant que secrétaire la semaine) s’occupait des tâches domestiques à longueur de temps dans la maison en constante réfection, dit qu’elle n’en avait jamais fini de la poussière.
Elle, Elle faisait souvent des tours à vélo, je crois qu’elle s’embêtait chez elle, alors je lui ai proposé qu’on joue aux 1000 bornes, avec des Barbies ou des Leggo. Elle était d’accord alors, on s’est vues de plus en plus, on jouait ensemble, on faisait nos devoirs ensemble et on s’inventait des histoires ensemble. Toute la journée ensemble. On se racontait qu’on était orphelines. Elle adorait ça, se sentir libre, même si j’avais l’impression que ses parents ne s’occupaient pas beaucoup d’elle. On s’imaginait des aventures ailleurs dans des villes, parce que la campagne avec ses agriculteurs et ses chasseurs, ça ne nous intéressait pas du tout, même si son père avait deux fusils et allait parfois tuer du gibier. Elle, elle n’avait pas de passion comme moi pour les chevaux par exemple, ou pour autre chose mais elle était excellente élève, avec un an d’avance et parfois elle m’aidait pour mes devoirs. Je l’aimais bien et je pense qu’elle aussi. J’aimais beaucoup quand Elle venait dormir avec moi parce qu’on parlait longtemps, on rigolait, et puis j’avais un peu peur la nuit seule au premier étage.
Et puis par à-coups on a grandi et nos jeux, nos corps, nos sujets de conversation ont changé. Moi en quelques mois, je suis devenue une femme. C’était bizarre et déstabilisant pour moi ce changement d’allure si rapide. Elle était restée avec son air de gamine un peu androgyne. Moi j’avais des soutiens-gorges dans ma garde-robe, des jeunes qui me sifflaient, des vieux dont je sentais le regard me reluquant sous leur casquette de cultivateurs. Elle pas. Avant on aurait pu nous prendre pour des sœurs et ça nous amusait. Mais malgré notre différence d’âge et d’évolution physique, c’est Elle qui me parlait sérieusement, avec pertinence, de manière sensible et argumentée de sujets importants, que je n’aurais jamais osé aborder la première, voire pas aborder du tout, surtout pas avec elle. De mecs, de sexe, de politique, de féminisme… Elle était aux prises d’une révolte contre le monde étroit d’où elle provenait qui lui donnait une énergie considérable, une soif de rencontres et de savoirs. Elle allait manifester pour soutenir l’avortement et prenait la pilule alors qu’elle n’était pas majeure par exemple. Moi pas. Professionnellement Elle avait décidé de devenir architecte. De décidée qu’elle était, elle pouvait devenir entêtée et autoritaire. Moi pas. Indistinctement je sentais que nos opinions, nos modes d’être, puis de vie allaient diverger, divergeaient déjà. Imperceptiblement notre proximité se fissurait et nos souvenirs communs ne nous permettraient pas de continuer à développer notre amitié. J’aurais désiré continuer à la voir mais savais par avance que se remémorer notre enfance ne lui suffirait pas, qu’elle avait d’autres exigences dans ses relations, qu’il lui falait avancer, découvrir, évoluer, bouger, grandir et je n’avais aucune envie de refaire le monde, même avec elle. Moi, maintenant je travaillais comme assistante d’un vétérinaire, à défaut de soigner moi-même les animaux, ça me convenait. Le milieu dans lequel je vivais m’allait suffisamment, Elle pas. Elle refusait les traditions et les schémas familiaux. Moi j’allais me marier, elle avait accepté, tout de même, d’être ma témoin. Elle m’avait dit « oui ». Par pure amitié.
belle symétrie et antagonisme, avec ce «elle» «elle»
Merci beaucoup Pascale pour votre écriture que je découvre et ces deux Elle. On y voit tout, on y ressent tout, le film s’est dessiné devant moi. Merci de les avoir partagé. A bientôt.