#rectoverso #08 | La marche turque

RECTO

Viktor n’habite déjà plus vraiment dans le coin. Cheveux noirs, yeux noirs. C’est avec lui, que j’ai cassé mon premier appareil photo. Assis, dans un bar. Il est dans la poche, non protégé. Un coup de genou et un écran fendu. Utilisable, mais à peine, impossible d’accéder à l’écran. On se retrouve le week-end après le lycée. Puis tout s’emmêle. Son père faisait partie de la gendarmerie. On l’a retrouvé mort dans un parc : jamais revenu du footing. Il aurait au moins pu mourir en service. Un coup de feu dans la poitrine, un accident pendant une poursuite. Même pas. Je ne sais pas si quelqu’un l’a regretté. Un grand moustachu, froid. On se salue le matin, devant le collège et on parle des heures durant. Étonnant comme ces discussions d’adolescents ont fini par fondre dans les écartèlements. Il nous est arrivé de boire beaucoup, mais rarement. On ne s’entend pas par l’alcool, mais dans un décalage profond entre nous et le monde. Sauf que lui, le monde, il le comprend. Moi, j’ai fini par disparaître du monde, à la fois absorbé par mes angoisses et déchu du rang de vivant. Sa mère, sous psychotropes, ne travaille pas, mais est la gentillesse incarnée. Ce n’est pas à cause des drogues. Elle est fondamentalement comme ça. Tous ses enfants en ont hérité, je pense. Viktor, c’est aussi les combines pour revendre de l’herbe achetée à pas cher à des Parisiens rencontrés dans les campings de bord de mer. On n’en parle jamais. D’une part parce que ce genre de commerce m’a toujours effrayé et d’autre part parce que je ne supporte pas la mer. En tout cas, pas les bords de mer, la plage, le camping, l’été. La seule fois où j’ai faillé être mêlé à ce genre de trafic, je me suis retiré à temps. À raison, Viktor a tout perdu, rien fumé, rien vendu. Tant mieux. Je ne sais pas si ça lui a servi de leçon, ça doit être la dernière fois qu’on s’est croisés.

VERSO

Quand il débarque à la maison, Humphrey donne toujours le sentiment d’y venir pour la première fois. Ça n’a pas l’air de déranger ma mère. On a beau se connaître, dans certains contextes c’est un étranger. J’ai quitté l’adolescence en grande pompe : un groupe d’amis, une future ex, un boulot à portée de mains. Humphrey, quant à lui, y reste coincé, mais bizarrement, sans y être vraiment entré non plus. J’écoute Guns n’ Roses, Nirvana, Metallica, Pearl Jam, lui reste bloqué sur ses synthés, des horreurs que personnes n’écoute.? J’exagère un peu, j’ai aimé ça aussi. On se recroise à peine durant mon mariage. Je suis content de le voir, mais il est amaigri. Un air abattu. Il ne reste pas, il a du travail. Dommage, j’aurais aimé qu’on parle, comme au bon vieux temps. Au moins pour se dire que c’est la dernière fois. Il me parle aussi de cette île, Beck, ou une ville, qu’il voudrait visiter, avec moi. Je n’y crois pas une seconde, mais j’aime rêver. Par acquit de conscience, je fouille les cartes que je trouve au CDI, mais rien. Le documentaliste, derrière sa grande moustache – qui me fait penser à mon père – me dit qu’il doit s’agir d’une petite île, peut-être juste un quartier dans une ville dans une île. Bref, ça ne lui dit rien. Humphrey débloque. Dans le bureau de mon père, il y a un vieux Blüthner Modèle 1, une version assez proche de celle qui a été utilisée par Paul MacCartney dans les studios d’Abbey Road. On joue de dessus, chacun notre tour. Les mêmes morceaux, souvent, sans concertation. Rapidement on dérive vers les jeux vidéos et on oublie le Blüthner qui ne survivra pas à mon père, revendu l’année de sa mort pour une très belle somme. C’est toujours ça. Humphrey devient brouillard.

A propos de Stewen Corvez

Musicien, compositeur, chercheur. Écouter - https://www.stewencorvez.com/ Regarder - https://www.stewencorvez.art Voir - https://www.youtube.com/c/StewenCorvez

3 commentaires à propos de “#rectoverso #08 | La marche turque”

  1. Je suis partie en lecture un peu en retard parce que je m’attendait à ce que le texte soit lu. Quand j’ai compris que non, j’ai commencé à lire, j’ai suivi les personnages, et aussi le narrateur dans ses doutes et la musique s’est arrêtée juste quand j’ai fini de lire le dernier mot du texte, comme si mon cerveau l’avait commandée. Magic

  2. ces amis de l’adolescence, sans qui on ne savait vivre, et qu’on ne revoit plus jamais quand on est devenu adulte…