#rectoverso #09 | café, photo, livres et croissants

l’odeur du café n’est pas toujours celle du café c’est l’anis du Ricard le fruité du petit blanc au comptoir le beurré des croissants le grillé de la cacahuète salée mais c’est aussi celle du café
l’objet n’est pas la table ni les chaises ni les tasses blanches en céramique dont les bords gardent l’empreinte légèrement grasse et un peu de la mousse des cafés qui viennent d’être bus, c’est l’emballage en papier qui contient deux petits cubes de sucre sur lequel Claire dessine au feutre en faisant mine d’écouter Alex qui lui ne se rend compte de rien

Nos morts nous encombrent de leurs vies ; elle est pleine à craquer, la maison des parents, de toutes ces choses qu’ils n’ont pas emportées : vêtements rapiécés, linge de maison, bibelots, grigris, objets dont on ne sait pas à quoi ils servent, bibliothèques des livres que l’on ne lira pas, armoires normandes, encombrantes commodes, papiers, correspondances, boîtes en métal, à chaussures, en carton, celle-là avec écrit « Claire » dessus, une grande boîte des biscuits Chamonix à l’orange de l’Alsacienne avec, dedans, bulletins scolaires, cartes d’anniversaire, faire-part de naissance et la photographie de moi en noir et blanc qu’avait prise France au Père-Lachaise. La photo a le parfum sucré d’oranges confites qu’avaient les gâteaux dont la boîte a gardé trace ; elle a le parfum de l’enfance.

Couloir étroit, odeur terreuse. La cave où sont les livres, ceux que là-haut on ne veut plus. Le dimanche, c’est ici qu’il descend ; il les regarde, peut-être qu’il leur parle. Parfois, il en prend un pour en lire quelques pages. Après, il remonte le couloir. L’odeur du pain chaud s’échappe de l’ouverture qui donne sur le fournil. Il sort, s’arrête à la boulangerie, remonte jusqu’à l’appartement. Ses mains sont grasses de l’emballage luisant de beurre. Les croissants sont pour Claire.


Couloir étroit. Chaleur étouffante. Odeur terreuse. Par endroits, il faut se courber pour ne pas heurter le plafond. Une porte en bois, enchâssée dans la pierre, fermée par un cadenas. La porte s’ouvre sans bruit. La lumière de la torche fait danser les ombres dans la pièce. Le sol est en terre battue, les murs tapissés d’étagères, chargées de cartons et de vieux livres.
Les bibliothèques de l’appartement débordent, des piles de livres envahissent déjà la chambre et le salon. « On n’a plus de place, » avait dit Claire. Il a fallu faire des choix. Alex aime bien descendre ici le dimanche matin quand Claire dort encore. Il accroche la torche électrique au clou fixé dans le mur, déplie la chaise de jardin et s’assoit face aux étagères. Il connaît par cœur ces rescapés des purges domestiques, pourrait même s’en séparer, mais il a besoin de les sentir près de lui. Il reste là un moment, puis il replie la chaise, referme le cadenas sur la porte, remonte l’étroit couloir. Il s’arrête un instant devant la petite ouverture grillagée qui donne sur le fournil de la boulangerie. Il observe les deux hommes en sueur qui enfournent les pains dans le four sans jamais deviner sa présence, les notes de beurre fondu et de farine qui s’en échappent se mêlent à celles humides de la cave.

Enfin, il remonte les quelques marches qui donnent dans le hall de l’immeuble. Derrière la porte qui donne sur la rue, il entend, assourdi, les bruits de la ville. Des éclats de voix, la circulation. Il ouvre la porte, éblouit par la lumière du jour, franchit les quelques pas qui le séparent de la boulangerie et attend patiemment son tour. Il remonte ensuite quatre à quatre les escaliers jusqu’au troisième étage. Le sachet de papier, marbré de gras, est tiède contre sa paume. Les croissants sont tout juste sortis du four. Claire aime les croissants chauds, et il aime Claire.


On est dimanche. Je dois me souvenir de ça : la boulangerie ferme à midi. Sous moi, le sol est dur. Le matelas gonflable ne tient jamais toute la nuit. Le lit que j’ai commandé il y a une semaine sera livré mardi, peut-être mercredi.
J’ai fait hier le dernier voyage. Vidé tout le garage de ce qui m’appartenait. Commencé jusque tard dans la nuit à remettre les livres dans la bibliothèque. Je tire jusqu’au salon une chaise de la cuisine. Regarde autour de moi. Le café brûlant est amer. Le sol est couvert de cartons. Des livres, encore. Ceux-là que Claire, dans une autre vie, m’avait fait mettre à la cave. Il est 7 h 40. Je m’habille. Je m’achèterai peut-être un croissant, en même temps que le pain.

A propos de Philippe Castelneau

Ma mère, professeure de danse, à l’adolescence, je me rêvais directeur de revue. Finalement, ayant aussi le goût des livres, plus tard je contribuais à créer une revue littéraire : La Piscine (aujourd'hui disparue). Je vis à Montpellier où je suis libraire. Ce métier me permet de partager quotidiennement ma passion pour les livres, tout en poursuivant mes activités d’écrivain et de photographe. Mon site : https://philippe-castelneau.com

7 commentaires à propos de “#rectoverso #09 | café, photo, livres et croissants”

  1. Cette boulangerie en plusieurs temps de vie est comme le recto du texte que j’écris (Deux Saisons) cet été. Merci pour cet appel d’air aromatisé à la drogue dure de l’enfance : l’orange pop des ChamoniX .

  2. Philippe, chacun a ses bonnes raisons de descendre à la cave. Et comme tu le dis, le café peut aussi avoir l’odeur du Ricard ou du blanc.
    Bravo pour la manière dont tu as déplié la descente.

  3. « La photo a le parfum sucré d’oranges confites qu’avaient les gâteaux dont la boîte a gardé trace ; elle a le parfum de l’enfance. »
    comme tout se lie se parle joue et vit . Merci